Church Life

Après la catastrophe, Dieu s’approche

La prophétie de Jérémie renvoie aux promesses de l’Avent.

Christianity Today November 30, 2024

Cliquez ici pour télécharger gratuitement nos méditations de Noël.

Lecture : Jérémie 31.31-34

Le paysage social, politique et spirituel dans lequel écrit le prophète Jérémie est obscur et pesant. Je me le représente un peu comme le fond d’un puits, sombre et humide. Ses paroles, le message de Dieu, reflètent nettement cette réalité. D’un bout à l’autre du livre, le thème de l’échec du peuple de Dieu réapparaît sans cesse. Les Israélites n’ont pas respecté leur part de l’alliance conclue avec eux et le jeune prophète apporte la ferme réponse de Dieu. La première vision pose clairement le décor : « C’est, en effet, du nord que le malheur viendra se déverser sur tous les habitants de ce pays. » (Jr 1.14) 

Comme Moïse avant lui, Jérémie proteste d’abord contre la mission que Dieu veut lui confier, avançant son âge pour se disqualifier (Jr 1.6). Selon la tradition, Jérémie aurait reçu l’appel de Dieu vers 627 avant J.-C., ce qui lui donnerait une vingtaine d’années au moment où s’ouvre le livre. Pendant 40 ans, il ne cessera de mettre en garde contre cette catastrophe venue du nord. 

Comme à l’époque des juges, le peuple de Dieu se laisse à nouveau aller dans une spirale pernicieuse, rompant ses engagements envers son Seigneur et cherchant partout ailleurs protection et secours. Jérémie annonce la colère de Dieu et prophétise comment celui-ci réagira à l’infidélité du peuple. 

La catastrophe survient en 587 avant J.-C., lorsque Babylone détruit Jérusalem, mettant soudainement un point final à une lente érosion de plusieurs siècles. Comme un déluge, l’invasion prophétisée anéantit la demeure de Dieu dans le pays d’Israël. Ce qui avait été patiemment établi se retrouve réduit à néant.  

On peut supposer que pour quelqu’un comme Jérémie — un Israélite de la tribu de Benjamin — les choses étaient plus difficiles encore qu’au temps des Juges. Les Juges, c’était avant David, avant le temple. Avec la destruction de Jérusalem, le royaume de David est emporté par les flots de la tempête babylonienne. Jérémie se retrouve au cœur de cette désolation.  

Dieu avait demandé à Jérémie de ne pas prendre de femme et de ne pas avoir d’enfants. À cette époque et dans cette culture, l’idée qu’un homme reste célibataire et sans enfant était impensable. Un spécialiste de l’Ancien Testament, Joel R. Soza, affirme même que le concept de célibataire est tellement étranger à ce contexte qu’il n’existe aucun mot hébreu pour le décrire. Mais Jérémie ne se contente pas d’annoncer la tragédie d’Israël et d’en faire les frais : il en offre une incarnation. Plein de potentiel, il se fait stérile. 

On lit fréquemment Jérémie 31.31-34 pendant la période de Noël. La familiarité de ce passage pourrait nous faire oublier que ce message d’espérance est passé par des lèvres habituées aux annonces de malheur. Depuis notre côté de l’histoire, nous nous contentons parfois de passer rapidement sur certaines parties de ces anciens récits dont nous ferions pourtant bien de tenir compte. 

Tout cela fait partie de notre attente. Le prophète vivait au milieu de l’infidélité, proclamait les fermes jugements de Dieu et en fit lui-même l’expérience avant de pouvoir faire cette extraordinaire proclamation :  

« Mais des jours viennent, déclare l’Éternel, où moi, je conclurai avec le peuple d’Israël et celui de Juda une alliance nouvelle. » (Jr 31.31) 

C’est à un peuple humilié que Jérémie dit qu’un jour Dieu s’approchera à nouveau de lui. Et cette fois, ses voies seront inscrites dans les cœurs. Il se fera plus intimement connaître que jamais. Il pardonnera et établira une nouvelle alliance, libre de l’action ou de l’inaction des hommes, qui amorcera un retour à la paix et à la fécondité de l’Eden. La lueur est encore faible, mais elle grandit.  from the actions and inactions of men, one that begins a return to peace and fruitfulness, to Eden. Though dim still, it brightens. 

Aaron Cline Hanbury est écrivain et éditeur.

Pour être informé de nos nouvelles traductions en français, abonnez-vous à notre newsletter et suivez-nous sur Facebook, Twitter ou Whatsapp.

Church Life

Méditations de l’Avent 2024 proposées par Christianity Today

 Entrez dans « Un temps pour l’émerveillement »

Christianity Today November 28, 2024

Cliquez ici pour télécharger gratuitement nos méditations de Noël.

La période de Noël peut paraître un étrange moment pour se tourner vers le livre de l’Écclésiaste. Le début du mois de décembre n’invite guère à prendre le temps de réfléchir à l’éphémère de l’existence : il faut préparer la maison ! Il faut cuire les biscuits ! Il faut emballer les cadeaux ! Il faut organiser les fêtes ! À moins que cette période où le temps paraît souvent manquer soit précisément le moment de réfléchir à la nature fugace de notre vie. 

Nous sommes souvent confrontés à un large éventail d’expériences au cours de cette saison particulière. L’Écclésiaste témoigne du fait qu’il y a un temps spécifique pour chaque chose : pour planter et semer, pour pleurer et rire, pour se lamenter et se réjouir. Quelle que soit la situation dans laquelle la période de Noël vous trouvera cette année, il est bon de nous rappeler du fait que Dieu ordonne la réalité selon des rythmes laissant alterner lumière et obscurité, pesanteur et légèreté.  

Dans cette série de méditations de l’Avent de Christianity Today, nous tenterons de parcourir cet enchevêtrement de matins, d’après-midis et de soirs, chacun avec sa propre tonalité et ses spécificités à considérer. Au fil des semaines de l’Avent, ce recueil vous guidera tout au long d’un voyage qui passe par des temps de renouveau, d’épreuve, de révélation et, finalement, par l’émerveillement devant l’extraordinaire cadeau que nous recevons à Noël : l’incarnation du Christ sur Terre, son plein revêtement de notre chair par amour pour nous et pour notre salut. Plongez-y ! Prenons le temps de vivre cette période de l’Avent dans l’émerveillement, et célébrons ensemble notre Sauveur.  

Semaine 1

Semaine 2

Semaine 3

Semaine 4

Pour être informé de nos nouvelles traductions en français, abonnez-vous à notre newsletter et suivez-nous sur FacebookTwitter ou Whatsapp.

Church Life

L’Avent et l’« horizon des événements »

Noël illumine notre passé racheté et notre avenir plein d’espoir.

Christianity Today November 28, 2024
Ilustration par Sandra Rilova

Cliquez ici pour télécharger gratuitement nos méditations de Noël.

Lecture : Psaume 110

J’ai un jour entendu dire que si l’on pouvait s’approcher d’un trou noir et atteindre son « horizon des événements » — le point à partir duquel la lumière ne peut plus lui échapper — on verrait simultanément le passé et l’avenir. Mes tentatives pour saisir ce phénomène sont restées infructueuses. Mais même si je ne suis pas physicien, je peux me faire une idée de ce que signifie contempler son passé ou essayer de voir son avenir. 

Les deux peuvent être source de problèmes. Se tourner vers le passé entraîne souvent regrets, honte ou abattement par rapport à ce qui s’est passé et qui ne peut être changé. Regarder vers l’avenir conduit souvent à l’inquiétude, la crainte ou même l’angoisse à propos de ce qui pourrait arriver. Tel est en tout cas le cas lorsque notre regard reste tourné vers nous-mêmes. C’est pourquoi le Christ nous appelle à changer de perspective pour nous tourner vers lui. La période de l’Avent, nous invite justement à contempler ce qu’il a fait dans le passé, tout en nous tournant vers l’avenir, dans l’espoir de ce qu’il fera lorsqu’il reviendra. 

C’est déjà sur Christ que David avait les yeux lorsqu’il a composé le Psaume 110. Dieu s’y adresse d’emblée à quelqu’un que David appelle « mon Seigneur ». En d’autres termes, Dieu s’adresse au roi du roi David. Ce Roi des rois est notre Sauveur, Jésus-Christ (Ac 2.34-36). Le psaume le dépeint comme vainqueur des ennemis de Dieu, souverain des nations, puissant, vigoureux et juste. Mais, comme si ce tableau n’était pas assez magnifique, il y ajoute une autre dimension : le Christ est également prêtre selon l’ordre de Melchisédek. L’auteur de l’épître aux Hébreux expliquera le sens de cet « ordre de Melchisédek » en disant ceci à propos de ce mystérieux personnage : « [L]’Écriture ne lui attribue ni père, ni mère, ni généalogie. Elle ne mentionne ni sa naissance ni sa mort. Elle le rend ainsi semblable au Fils de Dieu, et il demeure prêtre pour toujours. » (Hé 7.3) Contrairement aux prêtres lévitiques dans l’Ancien Testament, Christ est un prêtre éternel, un médiateur constant et parfait entre Dieu et son peuple, intercédant pour lui et défendant sa cause.

Dans ce poème, David nous invite à concentrer nos pensées et nos désirs sur cette vision du prêtre-roi Jésus-Christ. Nous tourner vers son passé et contempler sa naissance, sa vie, sa souffrance, sa crucifixion, sa résurrection et son ascension nous aide à transcender nos regrets et notre honte. Le Christ est roi ; il nous assure que rien de ce qui nous est arrivé ou de ce qui est arrivé à cause de nous ne pourra se soustraire aux fins bienveillantes de Dieu (Rm 8.28). Le Christ est notre prêtre. Ce qui fait notre honte, ce que nous avons mal fait, a été réglé sur la Croix. Plus encore, le Christ a vaincu la mort et le Saint-Esprit, qui l’a ramené à la vie, habite en nous, nous donnant une vie nouvelle et une espérance pour l’avenir. Nos inquiétudes, nos peurs et nos angoisses sont remises en perspective lorsque nous nous tournons vers lui. Nous rappeler qu’il est bel et bien venu et qu’il reviendra pour détruire le mal, faire régner la justice et sauver son peuple, change notre horizon.

Pour un psaume si chargé en images violentes — ennemis transformés en marchepieds, rois anéantis, piles de cadavres — David termine sur une note étonnamment calme. Au milieu du jugement des nations, le prêtre-roi s’arrête pour faire une pause. Le dernier tableau que David nous peint est celui du Christ qui s’arrête pour boire l’eau fraîche d’un ruisseau, puis relève la tête (v. 7). Cette pause m’évoque que la fin de toutes choses n’est pas encore arrivée. Le temps que nous vivons présentement — notre « horizon des événements », si vous voulez — se trouve entre la première et la seconde venue du Christ. Plutôt que de nous laisser obséder par notre passé ou notre avenir, il nous invite, à travers ce psaume, à regarder à lui. C’est là que nous trouverons notre pardon, notre identité, notre paix, notre sécurité et notre espérance. Nous avons tout cela dans ce qu’il a fait pour nous dans le passé et ce qu’il fera dans l’avenir lorsqu’il reviendra pour établir son règne de prêtre et de roi, une fois pour toutes. 

Andrew Menkis est professeur de théologie. Ses poèmes et sa prose ont été publiés dans Modern Reformation, Ekstasis, The Gospel Coalition et Core Christianity.

Abonnez-vous à notre newsletter et suivez-nous sur Facebook, Twitter ou Whatsapp.

Theology

Gustavo Gutiérrez et l’héritage évangélique de la théologie de la libération

Comment le prêtre péruvien, récemment décédé, a influencé la mission intégrale en contexte évangélique.

Gustavo Gutiérrez, a Peruvian theologian
Christianity Today November 26, 2024
Alessandra Tarantino / AP Images / Edits by CT

Gustavo Gutiérrez Merino, théologien catholique et père de la théologie de la libération, est décédé le 22 octobre dernier à l’âge de 96 ans. Il fut le premier à plaider en faveur d’une « option préférentielle pour les pauvres ».

Le ministère de Gutiérrez aura été très influencé par les injustices qui gangrénaient son pays. Dans l’ancien système des haciendas, seuls 2 % des Péruviens contrôlaient 90 % des terres, tandis que les métayers ne gagnaient que quelques centimes en les cultivant et que les ouvriers y travaillaient dans des conditions proches de l’esclavage.

En 1968, un coup d’État tente de mettre fin à cette organisation sociétale et de donner plus de pouvoir aux paysans. Mais les nombreuses personnes laissées pour compte par ces réformes quittent rapidement les haciendas pour s’installer dans des quartiers pauvres à l’extérieur de Lima.

Touché par cette souffrance sociale, Gutiérrez, prêtre qui deviendra plus tard membre de l’ordre dominicain, publie en 1971 son livre le plus influent, Théologie de la libération. Perspectives. Il y affirme qu’une véritable libération comporte trois dimensions essentielles. D’abord celle de la libération politique et sociale qui s’attaque aux causes immédiates de la pauvreté et de l’injustice et les élimine. Ensuite, la libération des pauvres, des marginalisés et des opprimés de ce qui les empêche de s’épanouir dans la dignité. Viennent enfin la délivrance de l’égoïsme et du péché et le rétablissement des relations brisées avec Dieu et les autres.

Lorsque de nombreux prêtres commencent à embrasser la théologie de la libération en Amérique latine, le Vatican réagit. L’influence marxiste supposée et la réduction du statut de sauveur divin de Jésus à celui de libérateur social sont en particulier en ligne de mire. Cependant, contrairement à d’autres défenseurs de la théologie de la libération, Gutiérrez échappera aux sanctions de la hiérarchie catholique.

L’Amérique latine était encore majoritairement catholique à l’époque du ministère de Gutiérrez, mais bon nombre des premiers responsables évangéliques de la région grandirent aux prises avec ces questions. C’est ce qui a conduit des Péruviens comme Samuel Escobar et Pedro Arana, ainsi que l’Équatorien René Padilla, à développer la notion de misión integral ou « mission intégrale ». Cette dernière met sur pied d’égalité la responsabilité chrétienne de faire connaître l’œuvre salvatrice du Christ avec le devoir de répondre aux inégalités sociales.

Plusieurs évangéliques connaissant bien la vie et l’œuvre de Gustavo Gutiérrez nous parlent de la manière dont la théologie de la libération a influencé la théologie, la pratique et la croissance au sein de leurs églises latino-américaines. Leurs réponses ont été éditées par souci de clarté et de concision.

Juan Fonseca

Historien du mouvement évangélique à l’Universidad del Pacífico, Lima, Pérou

Nous avons deux théologiens péruviens qui, de différentes manières, ont influencé respectivement le christianisme évangélique et le christianisme catholique : Samuel Escobar et Gustavo Gutiérrez. Ils ont encouragé les deux mouvements à inscrire leur travail missionnaire dans le contexte de souffrance de l’Amérique latine.

En 1969, lors du premier Congrès latino-américain d’évangélisation (CLADE I), le théologien évangélique Samuel Escobar exhortait les chrétiens à « trouver un moyen d’incarner leur foi dans la réalité latino-américaine ». Il les a, par exemple, encouragés à développer une herméneutique originale adaptée aux questions soulevées dans les quartiers pauvres des grandes villes ou liées aux cultures indigènes du continent.

Deux ans plus tard, le père Gustavo Gutiérrez publiait Une théologie de la libération, l’un des textes fondateurs de cette théologie. Le père Gutiérrez a eu un impact significatif sur le christianisme mondial en insistant pour que les pauvres soient placés au cœur de la mission chrétienne. Ses convictions ont transcendé les frontières confessionnelles et profondément renouvelé la théologie chrétienne.

Au cours de ces mêmes années, dans les quartiers les plus pauvres des villes latino-américaines, les prédicateurs pentecôtistes encourageaient la spiritualité rudimentaire des plus démunis. Leurs églises, bien que dépourvues de théologie formelle et de ressources matérielles, sont devenues l’alternative religieuse au catholicisme pour les pauvres du continent.

Pour paraphraser le théologien américain Millard Richard Shaull, la théologie de la libération a choisi les pauvres, mais, en Amérique latine, les pauvres ont choisi le pentecôtisme. C’est un fait reconnu par d’autres théologiens de la libération. Mais sur base de ma propre observation du paysage religieux péruvien, plutôt que d’opposer la théologie de la libération au pentecôtisme, je trouve plus approprié de voir le ministère de Gutiérrez et le pentecôtisme comme des mouvements convergents. Les pauvres sont un aspect central de leur herméneutique respective et le sujet privilégié de leur réflexion et de leur mission. Au sein de leurs spiritualités, les pauvres sont le visage du Christ.

En 1969, le théologien britannique John A. Mackay se demandait dans un article de Christianity Today si l’avenir du christianisme appartiendrait à « un catholicisme réformé et un pentecôtisme mature ». Gustavo Gutiérrez et la théologie de la libération ont fait leur part dans le processus de réforme du catholicisme. Il reste aux pentecôtistes à continuer à mûrir grâce à leur foi dans le Christ des pauvres.

David Kirkpatrick

Auteur de A Gospel for the Poor: Global Social Christianity and the Latin American Evangelical Left, États-Unis

Gustavo Gutiérrez a donné la parole à toute une génération de théologiens latino-américains confrontés aux questions de la violence, de l’injustice et de l’inégalité dans le contexte de la guerre froide. Son appel à un réexamen critique des approches traditionnelles de l’Écriture et à l’amplification des voix des pauvres a eu un impact immense sur sa génération de théologiens latino-américains. Cette génération comprenait de nombreuses personnalités catholiques et protestantes de premier plan, telles que le (futur) pape François et le théologien méthodiste José Míguez Bonino.

En 1973, René Padilla écrivait le premier article consacré à la théologie de la libération dans Christianity Today. Padilla, comme de nombreux évangéliques, n’était pas d’accord avec l’approche de Gutiérrez, qu’il qualifiait de « camisole de force » imposée à la Bible. « Aucune tentative n’est jamais faite pour montrer pourquoi cette pratique spécifique (plutôt qu’une autre) est choisie comme objet de réflexion, ou pour montrer ce qui rend cette réflexion spécifiquement chrétienne », écrivait-il. Mais Padilla refusait également que les critiques de la théologie de la libération fassent taire les appels prophétiques à la justice. De nombreux évangéliques protestants latino-américains reconnaissaient que le contexte d’injustice de l’après-guerre appelait de nouvelles approches de la foi et de sa mise en pratique.

En réponse à Théologie de la libération, publié en espagnol en 1971, Padilla déclara : « La nécessité d’une libération de la théologie est donc aussi réelle pour nous que pour la théologie de la libération ». La réponse de Padilla fut de développer la misión integral — une approche holistique de la mission chrétienne qui synthétisait la recherche de la justice et l’offre du salut — au lieu de rejoindre le mouvement de la théologie de la libération qui se développait.

Padilla conclut cet article de CT en posant une question qui allait orienter toute sa vie et son travail : « Où est la théologie évangélique qui proposera une solution avec la même éloquence [que Gutiérrez], mais avec une base plus solide dans la Parole de Dieu ? »  Gutiérrez a inspiré toute une génération de théologiens protestants évangéliques d’Amérique latine dans leurs recherches et dans l’élaboration d’une théologie de la justice et de la mission qui soit authentiquement latino-américaine.

Valdir Steuernagel

Pasteur et théologien, Brésil

Je n’ai jamais eu le privilège de rencontrer Gustavo Gutiérrez, même si son nom m’était familier depuis les années 1970. Lorsque j’ai appris sa mort, j’ai cherché son livre La liberation par la foi. Boire a son propre puits ou l’itinéraire spirituel d’un peuple dans ma bibliothèque. Lorsque je l’ai ouvert, les tout premiers mots m’ont profondément touché : « Suivre Jésus est ce qui définit le chrétien ». J’ai souri, car c’est exactement ce que j’aimerais dire moi aussi.

Je viens d’une autre école de théologie que Gutiérrez, mais je partage avec lui la reconnaissance de l’importance du contexte dans la théologie. Et notre contexte était l’Amérique latine. Le fait qu’il soit péruvien a influencé sa façon de penser et de vivre sa foi, qui a toujours été enracinée dans son environnement confessionnel. De même, je suis brésilien et c’est au Brésil que j’ai rencontré l’Évangile et que j’ai eu le privilège de vivre ma vocation.

Mon identité a également été façonnée par une confessionnalité évangélique, nourrie dans les cercles de la Fraternité théologique latino-américaine. Nous y avons été touchés par la conviction de Gutiérrez que la théologie devait passer des « bibliothèques » aux « communautés ». Notre foi devait atteindre les personnes les plus vulnérables de nos sociétés. Avec Gutiérrez, nous avons été mis au défi de regarder « l’envers de l’histoire », celui des communautés si souvent cachées par les récits « victorieux » ou qui précisément sont devenues « l’envers de l’histoire » à cause des « vainqueurs ».

J’entends encore les conversations et les argumentations des adeptes catholiques de la théologie de la libération et des évangéliques défendant la mission intégrale, qui soulignaient les différences dans nos théologies respectives. Mais je me souviens aussi de l’engagement de Gutiérrez envers la vocation que Dieu lui avait donnée et de son constant et profond sentiment d’appartenance [à l’Église catholique]. Les pauvres et les plus vulnérables occupaient une place spéciale, une place où ils étaient étreints par un Dieu d’amour et de justice.

Ruth Padilla DeBorst

Professeure à la Comunidad de Estudios Teológicos Interdisciplinarios et au Western Theological Seminary, Colombie/États-Unis

Il est impossible de concevoir le travail théologique dans l’Amérique latine effervescente du milieu du 20e  et du début du 21e siècles sans reconnaître la généreuse contribution de Gustavo Gutiérrez. Bien que ce prêtre péruvien et la plupart de ses collègues libérationnistes aient avant tout développé leur théologie pour et au sein de l’Église catholique, celle-ci a néanmoins influencé la pensée évangélique.

La mission intégrale s’est développée en même temps dans les mouvements étudiants évangéliques et dans la Fraternité théologique latino-américaine. En 1972, René Padilla et Samuel Escobar ont rencontré plusieurs théologiens de la libération et se sont penchés sur leurs écrits. Ils ont ensuite expliqué comment cette expérience avait remis en question leur herméneutique et leur façon de comprendre la praxis éthique de la foi chrétienne. Ceux qui s’identifient aujourd’hui comme évangéliques feraient bien d’apprécier l’héritage de ce géant de la théologie, non seulement en Amérique latine, mais dans le monde entier.

Harold Segura

Pasteur et directeur pour la foi et le développement au sein de World Vision en Amérique Latine, Colombie/Costa Rica

La théologie de la libération est apparue en Amérique latine dans les années 1960 et 1970 avec des théologiens tels que Gustavo Gutiérrez. Nous lui disons aujourd’hui adieu avec gratitude et admiration, car nous lui devons un christianisme engagé en faveur des personnes les plus vulnérables et exclues. Cette théologie a placé la réalité de la pauvreté et de l’injustice au centre de la réflexion chrétienne, affirmant que l’Évangile devait conduire non seulement au salut spirituel, mais aussi à la transformation sociale.

Pour de nombreux évangéliques, cette approche représentait un défi. La plupart des églises évangéliques avaient axé leur message sur le salut personnel, donnant la priorité à la conversion et à la vie spirituelle. La théologie de la libération, avec son accent sur la justice sociale et son dialogue avec les sciences sociales, était considérée avec scepticisme. Beaucoup la considéraient comme une déviance politique qui menaçait la pureté de l’Évangile.

Tous ne l’ont cependant pas rejetée. Certains mouvements évangéliques ont commencé à réfléchir à leur propre rôle dans la société et ont pris une position plus active face à l’injustice. Cette nouvelle théologie a exercé une influence indéniable sur ce qui, à peu près à la même époque, a commencé à être connu sous le nom de « mission intégrale ». Cette vision de l’Évangile cherche non seulement le salut de l’âme, mais aussi le bien-être du corps et la justice dans la société. La mission intégrale n’est pas le résultat direct de la théologie de la libération, mais celle-ci a suscité le dialogue et la réflexion qui ont permis à la mission intégrale d’émerger du terreau évangélique.

Dans certaines communautés évangéliques, cependant, ce réveil social n’a pas modifié la conviction que les efforts de croissance de l’Église devaient se concentrer sur la conversion personnelle et l’évangélisation. En fait, en partie en réaction à l’activisme politique de la théologie de la libération, certains mouvements évangéliques ont connu une croissance considérable. Cette croissance s’est particulièrement manifestée dans des églises traditionnelles qui mettaient plus l’accent sur une foi conservatrice et apolitique.

Aujourd’hui, de nombreuses églises évangéliques d’Amérique latine continuent de naviguer entre spiritualité et engagement social, cherchant à rester fidèles à l’Évangile tout en répondant aux besoins d’un monde où règne toujours l’injustice.

Traduit par Anne Haumont

Pour être informé de nos nouvelles traductions en français, abonnez-vous à notre newsletter et suivez-nous sur Facebook, Twitter ou Whatsapp.

Ideas

Le monde dit « accélère ». L’Église dit « demeure en Dieu ».

La prière, le jeûne et la lecture communautaire des Écritures élargissent nos journées.

Christianity Today November 26, 2024
solidcolours / Getty

Si Moïse avait sorti son téléphone pour filmer le buisson ardent au lieu de lui prêter toute son attention, aurait-il manqué les paroles du Seigneur ? Si Marie avait été en train de naviguer sur son téléphone pendant une pause dans ses tâches quotidiennes, aurait-elle été trop distraite pour remarquer l’arrivée d’un ange ?

Moïse et Marie ont été les témoins de l’irruption de l’éternel dans le temporel, du miraculeux dans le banal. Ils étaient pour cela pleinement présents dans le moment.

Pouvons-nous en dire autant ? Nous nous inquiétons de la fuite du temps et désespérons d’échapper aux multiples sollicitations qui l’engloutissent : la télévision et les informations, les notifications et les courriels. Paradoxalement, nous nous tournons vers ces mêmes technologies pour accélérer le temps lorsque nous nous ennuyons ou que nous voulons nous distraire. Les vidéos et les photos sur nos téléphones nous éloignent constamment d’une pleine expérience du moment.

Que l’on cherche à gagner du temps ou à le faire passer, les journées ne font qu’avancer de plus en plus vite. Notre temps s’écoule constamment, comme d’un sablier dont le fond serait troué, et nous nous retrouvons bien souvent surpris de constater que tout le sable a disparu. Comment réparer le sablier et commencer à récupérer, un par un, les grains de notre temps ?

Pendant les six années où j’ai vécu à Washington, DC, le temps était la source d’une tension constante. Je voulais qu’il accélère. Je voulais qu’il ralentisse. Lorsque je me déplaçais — à pied, à vélo ou en métro — je comptais obsessionnellement les minutes. Si je me retrouvais figée — dans la file d’attente à l’épicerie ou dans le bus — je sortais immédiatement mon téléphone pour faire défiler les images, tentant d’échapper au temps, espérant effacer les minutes qui s’écoulaient. Je serais passée à côté du buisson ardent ou serais restée les yeux rivés sur mon téléphone à l’arrivée d’un ange.

Mon conflit avec le temps m’a amené à tenter quelques expériences. Je me suis lancée avec ferveur dans la pratique du sabbat, les retraites de solitude, les longues promenades sans mon téléphone, l’utilisation du Livre de la prière commune et les jeûnes des réseaux sociaux. Ce n’était jamais assez. Je ressentais souvent ces pratiques comme une pression supplémentaire pour grappiller des minutes dans un emploi du temps surchargé. Et j’avançais souvent en solitaire. La vie était un combat entre moi et une culture qui voulait toujours consommer plus de temps plus de moi, qu’il s’agisse de pression au travail ou d’appétit de regarder Netflix, de parcourir les réseaux sociaux ou de rester informée. Je luttais pour ne pas prendre de retard, pour garder le rythme, tout en préservant du temps pour les amis, la famille, l’église et le repos, autant de choses qui commençaient à ressembler à des obligations.

J’avais suffisamment lu pour savoir qu’une relation désordonnée avec le temps n’était pas juste mon problème personnel, mais un problème culturel, et une source d’anxiété particulière pour les plus jeunes. Mais je n’avais pas vraiment réfléchi à la manière dont une communauté de foi aurait pu m’aider. Transformer le temps par moi-même, pour le peu que je le pouvais, n’avait guère de résultats pérennes. Il fallait l’Église.

La communauté anglicane que je fréquentais à Washington avait lancé un nouveau programme de formation chrétienne collective. Lorsque j’ai lu pour la première fois le formulaire d’engagement, j’ai immédiatement pensé : Impossible. Les exigences semblaient inatteignables dans une ville comme Washington. Mais je n’arrivais pas à faire taire le sentiment tenace que je devais m’y lancer.

Le programme de six semaines comprenait une longue liste de pratiques spirituelles à incorporer progressivement en vue à la fois du « détachement » et de l’« attachement ». Les pratiques de détachement comprenaient le renoncement aux réseaux sociaux, à regarder des vidéos seul (trois heures par semaine avec d’autres personnes étaient autorisées), à écouter autre chose que la Bible et de la musique centrée sur le Christ, et le renoncement à toute lecture autre que l’Écriture ou des textes passant le filtre de Philippiens 4.8.

Les pratiques d’attachement comprenaient la participation à une rencontre de groupe hebdomadaire, 30 minutes de prière par jour dans une posture d’abandon, une immersion quotidienne dans la Bible, un service bénévole hebdomadaire, un jeûne hebdomadaire, un temps hebdomadaire d’hospitalité et d’« amitié spirituelle », un sabbat hebdomadaire, une retraite de 10 heures et la participation à un repas par mois pendant quatre mois après la fin du programme de six semaines.

J’ai tout de suite été frappée par le lien entre ces pratiques et le temps. Les pratiques de détachement encourageaient à passer moins de temps (ou à ne pas en passer du tout) à se distraire. Les pratiques d’attachement encourageaient à passer plus de temps en communion avec d’autres personnes, avec la Parole de Dieu et avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Pour beaucoup d’entre nous, la question inquiétante que posait la première semaine était simple : Que vais-je faire en rentrant chez moi après une longue journée de travail ? Regarder le mur ? On nous a recommandé de nous préparer en dressant des listes d’activités possibles et de personnes ou de situations pour lesquelles nous prierions pendant le temps prévu à cet effet.

Dans The Congregation in a Secular Age, Andrew Root soutient que notre rapport moderne au temps est analogue à une sorte de profonde faim — un désir insatiable non seulement d’avoir plus d’heures dans la journée, mais aussi de pouvoir vivre chaque moment de manière plus pleine et significative. La Silicon Valley nous appelle à innover, accélérer et maximiser, cherchant à devenir multitâches à l’infini, à faire plus et plus vite. Ironiquement, les appareils qui prétendent nous faire gagner du temps sont précisément ceux qui nous donnent l’impression de ne jamais en avoir assez. Nous ne pouvons pas ralentir suffisamment pour nous écouter penser, et encore moins pour entendre les murmures de l’Esprit saint.

Cette frénésie fait qu’il est particulièrement difficile pour l’Église de guider les communautés dans le temps du sacré. Au lieu de cela, « le temps est vidé au profit de la rapidité » ; l’objectif de l’Église devient le changement, la croissance compulsive, plutôt que la « transformation dans l’Esprit ». Nous avons besoin que l’Église aille à l’encontre de la tendance culturelle à l’accélération et qu’elle soit un lieu où nous apprenons à habiter le saint, le mystérieux et l’éternel.

Au fur et à mesure que je me plongeais dans le programme de notre groupe, le temps s’est modifié. Le trajet en métro s’est allongé, les soirées à la maison sont devenues plus spacieuses et les 30 minutes de prière matinales sont devenues une source de réconfort plutôt qu’une tâche à accomplir. Quelques-unes des pratiques de détachement me sont venues facilement. Mais les pratiques d’attachement, comme la mémorisation des Écritures, le bénévolat et le jeûne, me semblaient excessivement difficiles à intégrer dans mon emploi du temps chargé. Certaines semaines, je n’ai pas du tout réussi à les intégrer, et la faim provoquée par les repas manqués me mettait sur les nerfs.

La pratique qui m’a le plus surprise est celle de l’écoute de la Bible. Je l’ai écoutée pendant que je préparais le repas ; je l’ai écoutée pendant que je faisais la vaisselle. Peu à peu, les sons dans mon esprit ont changé. Au lieu du chaos et du bruit, j’ai fait l’expérience d’une paix et d’un calme vivifiants.

Consommer moins, se limiter à « tout ce qui est vrai, tout ce qui est noble, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est beau, tout ce qui est admirable » a été libérateur. Au lieu de me gaver de contenu pendant mes trajets en métro ou mes soirées à la maison, je jouissais d’un moment pour être au calme avec mes pensées et, si on me le demandait, pour prier — un appel que j’aurais pu manquer si j’avais pianoté sur mon téléphone ou regardé Netflix.

Mais c’est la communauté qui a fait la différence. Les jours où nous nous réunissions en groupe, le temps perdait entièrement sa structure, car nous étions absorbés par les récits des uns et des autres. Nous sympathisions en voyant à quel point ces pratiques étaient difficiles à intégrer et nous nous encouragions mutuellement dans notre volonté commune d’habiter le temps d’une manière nouvelle.

Le partage de nos expériences avec d’autres personnes — avec des larmes, des rires et des paroles de sagesse — crée des moments qu’Andrew Root qualifie de « résonance », la réponse à notre faim de temps. La résonance, selon Root, c’est un temps rassemblé, rempli de sens et de direction. Pour créer un espace de résonance, nous devons sortir de nous-mêmes et de nos téléphones. Dans une rencontre avec Dieu ou une autre personne, en un mouvement d’élargissement, nous nous faisons vulnérables, ouverts à expérimenter un moment de grâce offert par Dieu. La résonance remplit le sablier. Elle nous rassasie au lieu de nous épuiser.

En discutant avec l’un des pasteurs qui coanimaient mon groupe, il m’a dit que ce qui rendait le programme efficace, c’était sa simplicité — un retour aux « bases » de la foi chrétienne. Ces rythmes faits de détachement et d’attachement, axés sur l’engagement plutôt que sur les résultats, sont une nouveauté à une époque où l’on nous exhorte à optimiser notre temps. Le jeûne et la prière ne sont pas « productifs » d’une manière immédiatement visible.

Pourtant, se réunir, lire les Écritures et s’asseoir en silence sont des pratiques simples et bien attestées à toutes les époques de l’histoire. À Washington, classée comme la ville la plus solitaire des États-Unis, mon pasteur estime que nous devrions aussi considérer la communauté comme une discipline spirituelle. Nous ne pouvons pas revenir en solitaire à ce qu’il y a de sacré dans le temps. La technologie est trop puissante et addictive. La tâche est trop ardue pour un humain isolé.

Ce programme contre-culturel a transformé ma relation avec le temps — le temps comme abondant plutôt que rare ; le temps comme une opportunité plutôt qu’un fardeau ; le temps comme quelque chose à habiter avec les autres plutôt qu’à dépenser pour nous-mêmes. Comme nous le dit le Psaume 90, nous devons apprendre à compter nos jours et être pleinement attentifs à la manière dont nous passons notre temps à la lumière de l’éternité, « car 1000 ans sont à tes yeux comme la journée d’hier » (v. 4).

Au cours des mois qui ont suivi la fin du programme, plutôt que de persévérer seule à contre-courant de notre culture, j’ai coanimé des week-ends de retraite silencieuse et participé à des repas hebdomadaires. Je me suis engagée à prier quotidiennement le matin et à lire les Écritures, cette fois-ci avec une amie. Le temps passé ensemble dans la louange et la prière semble se multiplier et ralentir. Le temps se remplit, mais ne submerge pas ; le temps est en résonance. Le buisson ardent scintille et le Seigneur parle.

Une église connue pour sa capacité à conduire les gens dans un temps transcendant et sacré offre un véritable répit dans une culture avide de consommation et d’accélération. C’est un lieu où il fait bon demeurer, au passé, au présent ou dans l’avenir.

Aryana Petrosky est étudiante de troisième cycle à l’université d’Édimbourg où elle étudie l’intersection du monachisme œcuménique, des disciplines spirituelles et de la foi sur la place publique. Elle a participé au lancement de The After Party: Toward Better Christian Politics et a travaillé auparavant pour l’American Enterprise Institute’s Initiative on Faith & Public Life.

Pour être informé de nos nouvelles traductions en français, abonnez-vous à notre newsletter et suivez-nous sur FacebookTwitter ou Whatsapp.

Church Life

Dieu m’appelle à donner. À tout le monde ?

Comment un missionnaire envisage l’exercice de la générosité face à des besoins sans fin.

Christianity Today November 21, 2024
Illustration by Mallory Rentsch Tlapek / Source Images: Getty

Il y a quelques années, en Ouganda, une veuve s’est adressée à une église pour demander de l’aide. Après avoir discuté de sa situation, le conseil de l’église estimait nécessaire de lui donner de la nourriture. Mais le pasteur a encouragé les responsables à s’informer d’abord sur sa situation familiale.

C’est en parlant à ses proches que le conseil a découvert que ses enfants avaient tout le nécessaire, mais qu’ils refusaient de s’occuper de la veuve en raison d’un différend familial. Le pasteur a alors organisé une réunion de réconciliation. Les enfants ont pardonné à leur mère et ont décidé de la prendre à nouveau en charge.

Si les croyants s’étaient précipités pour apporter leur aide sans tenir compte de sa famille, la veuve serait peut-être restée dépendante de l’église, et la famille n’aurait peut-être jamais été en paix.

En tant que missionnaire en Ouganda, des histoires comme celle-ci ont profondément influencé mon approche de l’aide aux personnes dans le besoin qui m’entourent. Je suis souvent aux prises avec bien des questions. Comment décider à qui je devrais donner de l’argent face à des demandes quotidiennes ? Quand peut-on dire non ?

Il est évident qu’il faut donner là où les besoins sont les plus grands. Nous sommes tous d’accord sur ce point. Mais notre monde est de plus en plus interconnecté. Il me suffit pratiquement de cliquer sur un bouton pour faire un don et aider des gens presque n’importe où. Si le seul principe directeur est le besoin, je finirai enlisé dans la paralysie de l’indécision.

L’Écriture m’amène à ne pas me contenter de regarder aux besoins les plus importants, mais à voir que Dieu m’a donné de plus grandes responsabilités à l’égard de certaines personnes. J’en suis venu à envisager les soutiens financiers à travers un schéma que j’appelle les « cercles de priorité ». En d’autres termes, lorsqu’il s’agit de générosité financière, je devrais donner la priorité aux personnes et aux communautés qui me sont les plus proches.

Je crois que le Nouveau Testament montre que ma première préoccupation devrait être de prendre soin de ma famille ou de ceux dont je suis relationnellement proche. Paul écrit dans 1 Timothée 5.8 : « Si quelqu’un ne prend pas soin des siens, et en particulier des membres de sa famille proche, il a renié la foi et il est pire qu’un non-croyant. »

En Galates 6.10, j’apprends également que je dois donner la priorité à ceux dont je suis spirituellement proche. Paul dit : « Ainsi donc, pendant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien envers tous et en particulier envers nos proches dans la foi. » Bien que je doive aimer tous les humains, j’ai une responsabilité particulière d’aider mes frères et sœurs en Christ.

Prenons encore en compte la parabole du bon Samaritain en Luc 10.25-37. Dans ce passage, trois personnes voient un homme battu sur le bord de la route. La surprise de l’histoire est que le prêtre et le lévite ne s’arrêtent pas, alors que le Samaritain le fait. Aimer mon prochain ne signifie pas aimer uniquement les personnes qui me ressemblent. Le Samaritain fait ce que tout le monde devrait faire : aider la personne qu’il voit souffrir physiquement devant lui. Ainsi, une priorité peut également être accordée aux personnes dont je suis géographiquement proche, des personnes que je rencontre dans ma vie de tous les jours.

GraphiqueGraphique de Christianity Today
Les cercles de priorité

Outre la priorité évidente accordée à ceux dont les besoins sont les plus grands, les chrétiens du monde devraient donc ordonner leur générosité en fonction de leurs proximités relationnelles, spirituelles ou géographiques,

Notre responsabilité diminue au fur et à mesure que les cercles s’élargissent. Mais, à la mesure de notre temps et de nos ressources, nous pouvons, et même devons, essayer d’aider les personnes qui se trouvent dans les cercles extérieurs. Dans le Nouveau Testament, Paul encourage par exemple les églises à collecter volontairement de l’argent pour aider les chrétiens nécessiteux de Jérusalem (1 Co 16.1-4).

Les cercles de priorité m’ont aidé à donner la priorité à l’aide à nos amis, à nos voisins et à notre église locale, tout en aidant occasionnellement des personnes qui ont des besoins urgents loin de l’Ouganda par l’intermédiaire de dons à des organisations internationales. Cette stratégie m’a soulagé d’un grand fardeau. Je ne me sens pas coupable pour les 47 millions d’Ougandais que je n’aide pas. Je ne suis pas Dieu. Je ne dispose pas de ressources ou de temps illimités. Je peux simplement aider avec joie et générosité, sachant que Dieu utilise chacun d’entre nous à petite échelle pour avoir ensemble un impact bien plus large.

Ainsi, lorsqu’une personne que je n’ai jamais rencontrée m’appelle et me dit : « Pasteur, s’il vous plaît, j’ai besoin que vous payiez les frais de scolarité de mes enfants », je dis généralement non, en raison de mes limites. Selon le principe des cercles de priorité, je veux privilégier le don dans le cadre d’une relation de proximité, qui me permet de comprendre les besoins réels de la personne et de cheminer avec elle sur une longue période, en donnant périodiquement et en l’encourageant dans les changements qu’elle opère. Cela ne m’empêche cependant pas de donner de l’argent à des organisations qui travaillent avec les plus pauvres, car beaucoup d’entre elles privilégient également les relations à long terme.

Ces cercles peuvent également orienter le ministère de l’Église. Prenons l’exemple de la Covenant Reformed Church à Soroti, en Ouganda. Par semaine, cette église collecte environ 3 dollars d’offrandes et environ 1 dollar pour des œuvres de charité. Elle utilise cet argent pour aider les membres de l’église qui sont dans le besoin matériel ou les personnes handicapées. Cette église ne devrait pas se sentir coupable de ne pas aider les orphelins dans d’autres pays. Dieu les utilise pour prendre soin de leurs proches.

Une riche église occidentale pourra probablement aider des personnes dans sa propre communauté tout en soutenant financièrement des organisations qui soutiennent les pauvres à l’étranger. Le principe des cercles de priorité pourrait d’ailleurs aussi donner à réfléchir à une église qui se serait concentrée sur les dons dans d’autres pays tout en ignorant les pauvres de sa propre ville ou les personnes en difficulté au sein de l’église elle-même.

Ces cercles n’évitent pas toutes les décisions difficiles à prendre. Il m’arrive parfois de ne pas répondre à des besoins moins importants dans ma propre famille ou communauté afin d’aider des personnes éloignées dans des questions de vie ou de mort. Il faut de la sagesse pour discerner quand l’importance du besoin l’emporte sur la proximité relationnelle, spirituelle ou géographique.

Ces cercles de priorité sont utiles, mais il faut aussi veiller à ne pas en abuser. Il serait facile pour des chrétiens aisés de se justifier en disant qu’ils en font assez parce qu’ils se concentrent sur les besoins de leurs cercles proches — leur famille, leur église locale et leur quartier. Mais rappelez-vous que Jésus a dit en Luc 12.48 : « On demandera beaucoup à qui l’on a beaucoup donné ». Beaucoup d’entre nous originaires de pays extrêmement riches sommes tout à fait capables de donner généreusement pour aider les personnes en situation d’extrême pauvreté dans le monde tout en prenant soin de notre entourage.

Il est également possible d’abuser de ces cercles en restreignant intentionnellement l’accès à nos cercles les plus proches. On pourrait imaginer s’installer dans des quartiers aisés pour éviter d’avoir des voisins dans le besoin ou choisir des trajets pour le travail évitant les endroits où des gens mendient. On peut choisir de fréquenter une église locale remplie de chrétiens matériellement riches qui nous font nous sentir à l’aise dans notre richesse. Beaucoup d’entre nous, chrétiens plus riches, devraient réfléchir à la manière dont nous intégrons ou non des personnes moins fortunées dans nos cercles les plus proches, ou à la manière de choisir plus intentionnellement le contexte dans lequel nous vivons et l’église à laquelle nous appartenons.

Les cercles de priorité ne nous guident pas seulement dans le discernement de qui aider, mais aussi concernant le comment. Je dois offrir mon aide d’une manière qui ne fasse pas obstacle à la responsabilité, la bonne gestion ou la générosité des autres. Ce n’est que lorsque la personne dans le besoin n’est pas en mesure de recevoir une aide adéquate de son entourage le plus proche que je devrais intervenir. C’est ce qui orientait le pasteur ougandais lorsqu’il a d’abord cherché à savoir si la famille de la veuve était prête à s’occuper d’elle.

Ce principe s’applique également au travail des églises et des organisations qui s’efforcent de lutter contre la pauvreté. Elles doivent tenir compte des cercles entourant la personne ou la communauté qu’elles veulent aider.

Dans l’est de l’Ouganda, les habitants de la région de Karamoja avaient l’habitude de s’en prendre à la tribu Iteso et de lui voler son bétail. Au bout de nombreuses années d’initiatives gouvernementales et ecclésiales, la paix a finalement pu être rétablie. Peu de temps après, une famine a frappé la région de Karamoja. Certaines églises Iteso ont alors collaboré pour apporter un camion de nourriture à Karamoja afin d’exprimer leur pardon et leur amour.

À leur arrivée, quel ne fut pas leur choc de découvrir que les États-Unis avaient déjà envoyé plusieurs tonnes de provisions de secours ! Les efforts de l’église locale ougandaise étaient devenus redondants et inutiles, laissant ces chrétiens terriblement découragés.

Les Américains espéraient sincèrement aider, mais ils n’avaient pas réfléchi à ce que les personnes les plus proches de la zone pourraient faire. Ils ont involontairement volé la bénédiction du don à l’Église ougandaise et ont sapé cette occasion d’approfondir la réconciliation entre les deux tribus.

Les organisations doivent veiller à ce que les cercles les plus proches de la personne ou de la communauté qui a besoin d’aide soient les premiers à l’apporter. La plupart du temps, les personnes les plus proches sont celles qui savent le mieux quelles interventions seront les plus appropriées. Mais la valorisation de la responsabilité des cercles proches d’une personne présente un autre avantage : l’amélioration du potentiel de bonne gestion au sein des institutions internes à ces cercles — familles, églises, écoles, organisations locales et structures gouvernementales. Cela aura un impact durable sur la communauté.

D’après mes observations en tant que missionnaire en Afrique, ignorer ce principe est l’une des erreurs les plus courantes commises par les églises et les organisations internationales. Il en résulte des dépendances malsaines.

Par exemple, certaines organisations se précipitent pour créer un orphelinat dans une communauté sans d’abord se demander si les proches des orphelins pourraient adopter les enfants et s’en occuper s’ils recevaient un soutien financier. Ou pensez à ces programmes de parrainage dans le cadre desquels les frais de scolarité des enfants sont entièrement pris en charge, en plus de cadeaux, tels que des vêtements ou du dentifrice. Dans ce contexte, il n’est pas rare en Ouganda d’entendre des parents dire à l’organisation qui parraine leur enfant : « Votre enfant est malade, vous devez soigner votre enfant. »

L’aide devrait être apportée de manière à valoriser la responsabilité des parents d’envoyer leurs propres enfants à l’école. Idéalement, il serait préférable d’aider les parents à améliorer leur emploi et leurs revenus afin qu’ils puissent payer eux-mêmes les frais de scolarité — ou de déterminer d’abord le peu que les parents sont en mesure de payer, de quelle manière leurs églises locales sont également prêtes à les aider, et ensuite de compléter leurs efforts. Si ce processus permet à l’organisation de donner moins d’argent à chaque famille, elle pourra alors utiliser les fonds dégagés pour soutenir un nombre encore plus important de familles dans un nombre encore plus grand de communautés. Il ne s’agit pas de donner ou d’aider moins. Il s’agit d’user de sagesse dans notre générosité.

Avant d’aider une personne ou une communauté, il faut toujours commencer par l’écouter. Que fait le gouvernement local pour répondre à ce besoin ? D’autres églises cherchent-elles à aider les mêmes personnes ? Il est important de travailler en collaboration avec les institutions locales plutôt que de les remplacer dans l’accomplissement de la mission que Dieu leur a confiée. Il y a de la joie et une réelle bénédiction dans le fait de pouvoir donner ; nous ne devrions pas garder toute cette bénédiction pour nous-mêmes !

J’aimerais conclure par cette histoire en provenance du Niger. En 2010, près de la moitié de la population de ce pays d’Afrique de l’Ouest était confrontée à l’insécurité alimentaire. Une organisation chrétienne internationale importait des céréales et travaillait avec un groupe chrétien local pour vendre ces céréales à un prix réduit aux personnes dans le besoin dans plusieurs communautés.

Jusque-là, l’organisation internationale offrait ces céréales à des personnes souffrant d’un handicap ou d’une maladie chronique. Mais à cette époque, l’équipe internationale a proposé au groupe local de collecter des fonds auprès de leurs propres églises pour acheter les céréales qui seraient ensuite distribuées gratuitement.

Au début, les responsables sur place étaient sceptiques. Ils n’imaginaient pas que ces églises pauvres puissent contribuer activement à offrir de l’aide aux autres. Mais les églises ont donné généreusement et ont pu acheter des céréales pour 98 personnes qui en avaient le plus besoin dans ces communautés. Au bout du compte, les croyants locaux étaient très reconnaissants que l’organisation ait encouragé leurs églises à prendre part à ce don.

« C’était un vrai privilège d’aider, de savoir que nous ne distribuions pas simplement le don de quelqu’un d’autre, mais qu’il provenait de nos propres poches et de nos propres cœurs », témoignait un membre de la communauté. « Tout le monde dans le village savait que cela venait de nous. »

Anthony Sytsma travaille pour Resonate Global Mission en Ouganda, où il encadre et enseigne des pasteurs et anime Helping Without Hurting in Africa.

Pour être informé de nos nouvelles traductions en français, abonnez-vous à notre newsletter et suivez-nous sur FacebookTwitter ou Whatsapp.

History

La tâtonnante clarification de l’Incarnation

Le cheminement pour aboutir à une meilleure façon de décrire Jésus-Christ est passé par bien des errements.

A nativity scene
Christian History November 21, 2024
WikiMedia Commons

Au début du 2e siècle, Pline le Jeune, gouverneur de Bithynie en Asie Mineure, consulte l’empereur Trajan au sujet de la « superstition » chrétienne qui se répand rapidement dans son district, lui demandant ce qu’il devait en faire. En interrogeant quelques personnes, le gouverneur avait appris qu’à « un jour fixé, » les chrétiens avaient l’habitude de se réunir avant le lever du jour et récitaient « un hymne au Christ, comme à un dieu. »

Ces hymnes, qui remontent aux premiers jours du christianisme, contredisent nettement l’idée populaire selon laquelle la doctrine de l’Incarnation ne serait qu’une invention de théologiens du 4e siècle amateurs de jeux de mots sans intérêt. Bien avant que les empereurs chrétiens ne dirigent leurs assemblées solennelles, des milliers de chrétiens chantaient les louanges du Saint Enfant de Bethléem.

C’est l’une des raisons pour lesquelles le parti orthodoxe a finalement triomphé dans la controverse arienne : Athanase s’est contenté de défendre théologiquement ce que l’Église chantait depuis deux siècles. Cependant, si la controverse arienne a réglé la question de la pleine divinité et humanité du Christ, elle n’a pas résolu la question de savoir précisément comment le Christ divin est devenu humain. Des théologiens ultérieurs allaient être amenés à s’y pencher. 

Le Christ sans âme humaine

Avec la conversion de l’empereur Constantin au christianisme (312 apr. J.-C.), l’Église entama une nouvelle phase dans son expansion triomphante. Presque du jour au lendemain, il était devenu à la mode de croire. En conséquence, les églises étaient remplies, comme l’a dit le professeur Alan Richardson, « de demi-convertis, d’ambitieux et de mal instruits. » La conception grecque d’un Dieu absolument transcendant refaisait surface avec une vigueur nouvelle parmi ceux qui se déclaraient chrétiens, avec des conséquences mitigées.

Au cours du 4e siècle, deux écoles de théologie proposent des interprétations opposées des passages bibliques parlant de l’Incarnation. L’une se trouvait à Alexandrie, l’autre à Antioche. Les Alexandrins insistaient fortement sur la nature divine, les Antiochiens, sur la nature humaine. L’une partait du ciel et descendait vers la terre ; l’autre partait de la terre et regardait vers le ciel.

La première tentative d’explication détaillée de l’Incarnation provenait du côté alexandrin, d’un certain Apollinaire (vers 310-392), un pasteur âgé de Laodicée qui admirait beaucoup Athanase, chef de file de l’école d’Alexandrie. On pourrait faire l’erreur de considérer tous les hérétiques comme des personnages sombres et sinistres désireux de renverser la vérité chrétienne. Cependant la dérive d’Apollinaire vers l’hérésie ne se produisit qu’après l’âge de 60 ans. Jusque-là, il jouissait d’une réputation de pilier de l’orthodoxie. Les églises de tout l’Empire éprouvèrent un choc lorsqu’elles apprirent que le vénérable évêque était tombé dans l’erreur.

À la suite d’Athanase, Apollinaire débutait son propos sur l’Incarnation par la pleine divinité du Christ : seul Dieu pouvait sauver le monde, et, si le Christ est Sauveur, il doit être divin. Mais la question restait de savoir comment.

Le vieil érudit eut l’idée d’aborder la question sous un angle psychologique. Il considérait que la nature humaine était faite du corps et de l’âme. Mais lors de l’Incarnation, l’âme vivante et rationnelle d’un corps humain avait cédé la place au Verbe divin, créant ainsi une « unité de nature » entre le Verbe et son corps. Selon lui, l’humanité n’était pas l’instrument du salut, mais seulement le lieu où il se produisait. Le Christ, par conséquent, n’avait qu’une seule nature : Apollinaire parlait d’une « unique nature incarnée du Verbe divin. » L’accent mis par les Alexandrins sur la divinité du Christ demeurait, et la seule chose humaine chez le Christ était son corps physique.

Apollinaire, malgré l’hérésie manifeste de sa position, doit être salué pour son effort pionnier qui força l’Église à réfléchir plus profondément sur le Christ. Sa faute résidait dans son incapacité à approfondir plus loin la vérité. Grâce au profond respect qu’il s’était acquis, Apollinaire n’a jamais été banni, même s’il lui était interdit, en tant qu’hérétique, de célébrer le culte dans l’Église catholique. Il est mort à plus de quatre-vingts ans, poursuivant jusqu’à la fin la réflexion et l’écriture.

Les objections à l’apollinarisme sont apparues rapidement. L’image que les Évangiles donnent de Jésus ne dépeint-elle pas une psychologie humaine normale, présentant le Christ avec un esprit humain et des émotions humaines ? Et si le Verbe a remplacé l’âme humaine rationnelle, avec sa capacité de choix et de péché, comment le Christ pouvait-il être pleinement humain, et, par conséquent, comment les êtres humains pourraient-ils être pleinement rachetés ? Si le Verbe ne s’est pas pleinement uni à l’humanité, comment pouvons-nous espérer être sauvés ?

Dans ce contexte, le Concile de Constantinople (381) écarte définitivement l’enseignement apollinariste. Il ne s’agissait tout simplement pas d’une description adéquate de l’Incarnation.

Mère de Dieu ?

La seconde « hérésie » est associée au nom de Nestorius, un célèbre prédicateur d’Antioche, qui fut nommé archevêque de Constantinople en 428. À l’ombre du palais impérial, Nestorius se révèle être un moine pieux et bien intentionné, mais un prédicateur véhément et dépourvu de tact. Dans les rues, son tempérament hargneux lui vaut le surnom de « Brandon ardent ». Peu de temps après avoir pris ses fonctions dans la capitale, il lance une attaque en chaire contre un titre populaire attribué à la Vierge Marie : theotokos, ou « Porteuse de Dieu ». Les fidèles ordinaires en déduisirent alors que leur nouveau prédicateur voyait le Sauveur comme un homme inspiré, rien de plus.

En réalité, Nestorius ne voulait rien dire de tel. Il craignait que ce terme puisse suggérer que l’enfant né de Marie n’était pas humain, mais uniquement divin, ce qu’il considérait comme une autre forme de l’hérésie apollinariste. Il proposa alors le titre alternatif de Christotokos, « Mère du Christ ». Cependant, certains interprétèrent sa rhétorique intrépide comme une croyance en deux natures et deux volontés du Christ, comme si deux Christs, l’un divin et l’autre humain, coexistaient dans le même corps. Étant donné la contradiction avec le portrait de Jésus dans les Évangiles comme individu pleinement uni, la controverse s’empara de l’opinion publique et des accusations retentirent du haut des chaires. Cyrille, archevêque d’Alexandrie, appela Nestorius à se rétracter.

Pour apaiser le tumulte, l’empereur adopta la politique éprouvée de convoquer un concile général. Celui-ci se réunit à Éphèse durant l’été de 431. Nestorius refusa d’y assister, mais l’empereur, qui l’avait autrefois soutenu, accéda aux demandes de Cyrille et déposa l’agitateur. Répudié, Nestorius se retrouva exilé dans son ancien monastère à Antioche, tandis qu’un nouvel évêque prenait sa place en chaire à Constantinople. Les partisans de Nestorius furent également exclus de l’Église et établirent bientôt les Églises syriennes nestoriennes du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient, dont certaines existent encore aujourd’hui.

Nestorius vécut jusqu’à la fin de l’année 451, assez longtemps pour prendre connaissance de l’épître doctrinale (ou « Tome ») du pape Léon et de la « définition » de l’orthodoxie proclamée lors du concile de Chalcédoine. Il fit siennes les conclusions du concile. « J’ai enduré le tourment de ma vie, » déclara-t-il juste avant de mourir aux frontières de l’empire. « Chaque jour, je supplie Dieu d’accomplir ma dissolution, moi dont les yeux ont vu le salut de Dieu. »

De belles paroles de la part d’un homme diffamé. Mais la controverse nestorienne a servi un objectif noble. Les membres les plus radicaux de l’école d’Antioche ont mis en lumière la nécessité de traiter de la divinité et de l’humanité du Christ en des termes clairs, insistant en particulier sur l’union de ces deux natures en une seule personne.

Un « concile de brigands »

Peu de temps après le Concile d’Éphèse, une troisième controverse, appelée l’eutychianisme, suscite des débats dans tout l’Orient. Dans un monastère près de Constantinople, un moine âgé, mais peu instruit du nom d’Eutychès (vers 378–454) commence à défendre une doctrine parfois appelée monophysisme (du terme grec signifiant « une seule nature »). Il enseignait que l’humanité du Christ était absorbée dans sa divinité, « comme une goutte de miel qui tombe dans la mer et s’y dissout ». Il y avait là une forme de répétition de l’apollinarisme, et, avant cela, du docétisme (la doctrine selon laquelle le Christ n’était un homme qu’en apparence).

Le patriarche Flavien de Constantinople déclara le moine hérétique. À Alexandrie, cependant, Dioscore, le patriarche de la ville, était désireux d’affirmer son pouvoir à Constantinople. À sa demande, l’empereur convoqua à nouveau un « concile impérial. » Celui-ci, à Éphèse (449), permit à Dioscore de réhabiliter Eutychès, mais le reste de l’Église perçut la manœuvre politique. Le pape Léon rejeta le concile en le qualifiant de « brigandage » et se joignit au patriarche Flavien pour demander à l’empereur un nouveau concile. Tel fut le contexte douteux du célèbre Concile de Chalcédoine, une ville proche de Constantinople.

En 451, près de 400 évêques condamnèrent rapidement Dioscore et le « brigandage d’Éphèse » et énoncèrent la définition devenue la marque de l’orthodoxie classique. Chalcédoine exprime admirablement ce que le Christ n’est pas.

Contre l’ancien hérétique Arius, l’assemblée affirme que Jésus était véritablement Dieu, et contre Apollinaire qu’il était véritablement homme. Contre Eutychès, elle déclare que la divinité et l’humanité de Jésus n’avaient pas été transformées en autre chose, et contre les nestoriens que Jésus n’était pas divisé, mais une seule personne.

Désireux d’écarter une vision grecque d’un Dieu lointain et indifférent, tout en restant fidèle à l’Écriture, Chalcédoine ne propose aucune « explication » du mystère de Jésus. Les pères conciliaires savaient que Jésus était hors catégorie. Il est absolument unique. Chalcédoine laisse le mystère intact ; l’Église reste une communauté vouée à l’adoration.

Mais Chalcédoine permet néanmoins de présenter Jésus comme la bonne nouvelle qu’il est. Puisque Jésus était un être humain normal, il pouvait satisfaire à toutes les exigences de la juste loi de Dieu, et il pouvait souffrir et mourir d’une mort réelle. Puisqu’il était véritablement Dieu, sa mort était capable de satisfaire la justice divine. Dieu lui-même, par sa grâce, avait pourvu au sacrifice.

Bruce L. Shelley était professeur émérite d’histoire de l’Église au séminaire de Denver et auteur de Church History in Plain Language.

Traduit par SOLA et révisé par Christianity Today. 

Copyright © 1996 by the author or Christianity Today/Christian History magazine. Click here for reprint information on Christian History.

Pour être informé de nos nouvelles traductions en français, abonnez-vous à notre newsletter et suivez-nous sur Facebook, Twitter ou Whatsapp.

News

Parcours de vie : Tony Campolo, champion du christianisme en « lettres rouges ».

Le pasteur baptiste et sociologue soutenait que le soin des pauvres faisait partie intégrante de la proclamation de l’Évangile.

Tony Campolo obituary photo B&W
Christianity Today November 21, 2024
Tony Campolo / edits by Christianity Today

Tony Campolo débutait fréquemment ses discours devant des auditoires chrétiens par trois choses.

Il rappelait le nombre d’enfants morts de faim ou de maladies liées à la malnutrition la nuit précédente, qu’il chiffrait en dizaines de milliers.

Puis il ajoutait : « La plupart d’entre vous n’en ont rien à foutre. »

Et il concluait : « Le pire, c’est que vous êtes plus contrariés par le fait que j’aie dit “rien à foutre” que par le fait que des milliers d’enfants sont morts la nuit dernière. »

Chrétien progressiste, il suscitait la controverse en exhortant les évangéliques à considérer le soutien aux pauvres comme faisant partie intégrante de la proclamation de l’Évangile. Il est décédé ce 19 novembre à l’âge de 89 ans.

En référence à la manière dont les paroles de Jésus sont imprimées dans un certain nombre d’éditions du Nouveau Testament, Tony Campolo favorisait l’expression red letter Christian — des « chrétiens des lettres rouges » — pour remplacer l’adjectif évangélique. Le changement lui semblait nécessaire, car les évangéliques avaient tourné le dos à la Bonne Nouvelle, embrassant une politique de droite et un conformisme de classe moyenne aisée. Mais le meilleur remède qu’il espérait pour les maux du monde évangélique, c’était Jésus.

Voyageur infatigable, il pouvait s’adresser à près de 500 auditoires par an qu’il exhortait à laisser leur vie changée par Jésus. Si leur vie était réellement transformée, disait-il, cette transformation serait une bonne nouvelle pour les affamés et les opprimés.

« J’ai remis ma vie à Jésus et je me suis confié en lui pour mon salut. Depuis lors, je suis un évangéliste convaincu », écrivait Campolo en 2015. « Je crois que la Bible a été écrite par des hommes inspirés et guidés par le Saint-Esprit. J’accorde la plus haute priorité aux paroles de Jésus, en soulignant le chapitre 25 de Matthieu, où Jésus explique clairement qu’au jour du jugement dernier, la question déterminante sera de savoir comment chacun d’entre nous a agi à l’égard de ceux qu’il appelle “les plus petits d’entre eux”. »

Pasteur baptiste et sociologue, Campolo attribuait sa vision à John Wesley. Dans une interview accordée en 2003 à Christianity Today, il rapportait avoir étudié le fondateur du méthodisme dans le cadre d’un cours sur les « classiques chrétiens » lorsqu’il était étudiant à l’Eastern College à Philadelphie (aujourd’hui Eastern University). Il s’est aperçu que l’activisme social de Wesley ne pouvait pas être séparé de sa conversion. Il y était profondément lié.

« La vision wesleyenne consistait en une évangélisation chaleureuse accompagnée d’une incroyable vision sociale », expliquait Campolo. « De cette conversion est né le grand réveil wesleyen avec toute la conscience sociale qui l’accompagnait, s’attaquant à l’esclavage, défendant les droits des femmes, mettant fin aux lois permettant le travail des enfants. »

Né en 1935 d’un immigré italien de deuxième génération, Tony Campolo est confronté pour la première fois aux conflits sociaux au sein de l’Église durant son enfance à Philadelphie. Sa famille fréquente une communauté baptiste américaine dans l’ouest de la ville, mais celle-ci ferme ses portes lorsque les Blancs quittent la ville et leurs voisins afro-américains pour la banlieue. Le père de Campolo, Anthony Campolo Sr, décide de ne pas suivre. Au lieu de cela, il emmène sa famille dans une église baptiste noire située à proximité et dans laquelle ils s’intègrent. 

Jeune pasteur dans la vingtaine, Campolo sera de nouveau confronté au racisme dans l’Église. Il travaille dans une communauté près de Valley Forge, en Pennsylvanie, lorsque l’entreprise General Electric ouvre un nouveau centre de recherche dans la région, provoquant une pénurie de logements. Les Noirs avaient tout particulièrement du mal à se loger. Campolo commence alors à faire pression sur des responsables locaux pour qu’ils règlent le problème. Rapidement, il se retrouve à la tête d’un conseil travaillant sur le logement équitable et abordable.

Les réactions ne se firent pas attendre. Le pasteur fut vivement critiqué par les Blancs de sa communauté, pour lesquels il allait nuire au marché immobilier et à la réputation de l’église.

Cette expérience ouvrira les yeux du jeune homme. « Je ne m’attendais pas à ce que des chrétiens puissent être aussi ouvertement racistes », se souviendra-t-il.

Il quitte alors l’église pour obtenir un doctorat en sociologie. En 1964 il est nommé enseignant à l’Eastern College. Campolo commence à inciter ses étudiants à faire du bénévolat auprès des enfants de Philadelphie, d’abord avec les ressources de l’école, puis avec sa propre organisation, l’Association évangélique pour la promotion de l’éducation (EAPE). Peu après sa création, l’EAPE contribue à la création d’une école en République dominicaine et d’une autre en Haïti. 

Campolo espère recruter davantage d’étudiants pour qu’ils passent un été ou une année en mission et collecter des fonds pour les projets en cours. Il commence donc à accepter diverses invitations à prendre la parole, quelle que soit l’ampleur du public. Son emploi du temps le mettait parfois en tension avec les administrateurs de l’école, et ses discours suscitèrent fréquemment des conflits avec les évangéliques conservateurs. 

En 1985, il est accusé d’hérésie. On l’exclut d’un rassemblement de jeunes organisé à Washington par Campus Crusade for Christ (aujourd’hui Cru) et Youth for Christ pour avoir écrit que Jésus est présent dans d’autres personnes, que l’expression la plus complète de Dieu se trouve dans l’humanité du Christ et que si Jésus est le seul sauveur, « ceux qui sont sauvés par Lui ne sont pas tous conscients que c’est Lui qui les sauve ». 

Un comité dirigé par le théologien J. I. Packer examine les accusations et interroge Campolo pendant près de six heures avant de le déclarer orthodoxe. Le groupe conclut que Campolo a fait preuve d’« imprudence verbale » et s’est rendu coupable de « maladresse non biblique », mais que ce n’était que par inadvertance et en raison de son zèle pour l’évangélisation.

Pour sa part, Campolo déclarera que cet épisode l’avait conforté dans sa volonté d’être un fidèle critique de l’Église. 

« J’aurais pu devenir un orateur de carrière de plus. Mais je ne suis pas appelé à une carrière d’orateur. Je suis appelé à être un critique. Et cette controverse a relancé la machine. »

Outre ses activités d’enseignant, de conférencier et de responsable d’une organisation missionnaire, Campolo était actif au sein du parti démocrate. Il mène une campagne vouée à l’échec pour le Congrès en 1976. Dans les années 1990, il travaillera avec le président Bill Clinton sur le développement d’AmeriCorps, une agence gouvernementale de promotion de l’entraide.

Il est également conseiller spirituel personnel de Clinton pendant le scandale de la relation adultère du président avec la stagiaire Monica Lewinsky. Il met en place un comité de redevabilité pour le président, avec le pasteur évangélique Gordon MacDonald et le pasteur méthodiste J. Philip Wogaman. Lorsque cet accompagnement pastoral est rendu public, Campolo fait l’objet de critiques. Certains considèrent qu’il fournit une « couverture spirituelle » à Clinton et soutient un repentir feint par le président afin d’atténuer les conséquences politiques de ses actes. 

En 2008, Campolo collabore à l’élaboration du programme du parti démocrate. Il est en partie responsable d’un plan engageant le parti à soutenir des initiatives qui « aideraient à réduire le nombre de grossesses non désirées et donc à réduire le besoin d’avortements », même si l’organisation reste attachée au droit des femmes à choisir l’avortement. Campolo expliquera aux journalistes que la formulation n’allait pas aussi loin qu’il l’aurait souhaité. Il estimait cependant que les programmes d’aide sociale, notamment en matière de soins de santé, d’éducation sexuelle adaptée à l’âge et de bons alimentaires, pourraient entraîner une réduction spectaculaire du nombre d’avortements.

Campolo s’est régulièrement confronté aux conservateurs chrétiens pour ce qu’il considérait comme des priorités mal ordonnées de leur part. Il soutenait constamment que les chrétiens devaient soutenir un programme politique qui aiderait les pauvres. 

« Il y a 2 000 versets de l’Écriture qui nous appellent à répondre aux besoins des pauvres », soulignait-il. « Et pourtant, je constate que, lorsque les chrétiens ont parlé de valeurs lors des dernières élections, cela n’a pas été à l’ordre du jour, cela n’a pas été une préoccupation. Si vous vous procuriez le guide de l’électeur de la Christian Coalition [of America], vous verriez que ça ne compte pas. »

Campolo était cofondateur de Red Letter Christians, un réseau pour les chrétiens politiquement orientés à gauche, avec un autre ancien élève de l’Eastern University, Shane Claiborne. Le réseau s’est développé jusqu’à rassembler 120 organisations et églises affiliées. Il promeut un podcast populaire, un rassemblement annuel et des campagnes en faveur de causes sociales. Claiborne et un forgeron mennonite invitent par exemple occasionnellement les gens à transformer leurs armes à feu en outils de jardinage, en accomplissement d’Ésaïe 2.4.

Campolo exhortait les jeunes chrétiens à ne pas tourner le dos à l’église locale, même s’ils étaient déçus par son témoignage. Dans l’un de ses livres les plus populaires, Letters to a Young Evangelical, il affirmait qu’une grande partie de l’Église américaine était plus attachée à un mode de vie de classe moyenne qu’à quoi que ce soit que soutient la Bible. Pourtant, à ses yeux, l’engagement des chrétiens envers l’Église ne devait pas faiblir.

« L’Église est toujours ta mère », écrivait-il. « C’est elle qui t’a parlé de Jésus. Je veux que tu te rappelles que la Bible enseigne que le Christ aime l’Église et s’est donné lui-même pour elle (Ép 5.25). C’est l’une des principales raisons pour lesquelles tu ne peux pas décider que tu n’as pas besoin de l’Église. L’Église du Christ est appelée son épouse (1 Co 11.2), et l’amour qu’il lui porte le conduit à lui rester fidèle, même lorsqu’elle lui est infidèle. »

En 2015, Campolo suscite une nouvelle controverse en se prononçant en faveur du mariage homosexuel avant la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Obergefell v. Hodges. Sans aller jusque-là, Campolo soutenait depuis longtemps que l’attirance pour le même sexe n’était pas un choix et que la plupart des gens ne pouvaient pas changer leur orientation sexuelle par la prière ou un accompagnement.  

Il expliquera avoir changé d’avis après avoir passé du temps avec des chrétiens LGBTQ engagés dans des relations monogames et avoir réfléchi à la question fondamentale de la raison d’être du mariage. Fondant son argumentation sur sa foi, il en était venu à estimer que l’objectif premier du mariage était la sanctification. Un mariage homosexuel devait donc être approuvé par l’Église, à ses yeux, s’il encourageait les gens à grandir dans l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté et les autres fruits de l’Esprit.

« Il est clair que des personnes de bonne volonté peuvent lire et lisent effectivement les Écritures de manière très différente lorsqu’il s’agit de questions controversées », soulignait-il cependant. « Je suis douloureusement conscient que je pourrais me tromper sur ce point. »

Tony Campolo espérait que son héritage le plus durable serait celui des personnes qu’il a encouragées à se lancer dans le ministère. Il estimait que plus de 1 000 personnes avaient entendu l’appel de Dieu à l’évangélisation et à la mission grâce au travail de l’EAPE.  Le nombre de ceux qui ont été inspirés par les centaines de discours qu’il a prononcés chaque année aurait pu à ses yeux avoir atteint 10 000 personnes. 

Il avait déclaré à Christianity Today qu’il rêverait d’avoir les noms de ces personnes sur sa pierre tombale.

Il laisse derrière lui sa femme, Peggy, et leurs enfants, Lisa Goodheart et Bart Campolo.

Pour être informé de nos nouvelles traductions en français, abonnez-vous à notre newsletter et suivez-nous sur FacebookTwitter ou Whatsapp.

Culture

Quand l’art donne corps à l’Incarnation

Les artistes peuvent nous aider à mieux appréhender l’incroyable vérité de Christ avec nous.

Collage of Julia Hendrickson's artwork and the Annunciation Triptych (Merode Altarpiece)
Christianity Today November 14, 2024
Illustration by Abigail Erickson / Source Images: The Met, Julia Hendrickson

Nous sommes en cours d’histoire de l’art. Je tamise les lumières. J’allume le projecteur. Une image apparaît sur l’écran à l’avant de la salle. La lourdeur des actualités et la santé fragile de ma propre famille pèsent sur moi comme le brouillard épais et humide qui recouvre l’université où je travaille. Mais avec mes étudiants, je commence à observer ce que j’ai devant moi. 

Nous ne sommes pas à la recherche d’un cryptogramme caché à la Da Vinci Code ou des marques de quelque génie artistique. Entre fresques éclatantes et restes architecturaux, notre œil est en quête des réverbérations de l’Incarnation du Christ.

« Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous », écrit l’apôtre Jean (Jn 1.14, TOB). Jésus, le Dieu éternel, né d’une femme, s’installe dans notre existence matérielle et temporelle. L’Incarnation magnifie et réaffirme l’engagement de Dieu à l’égard du monde qu’il a créé et promet de restaurer. Il ne nous abandonne pas à notre désespoir. Il y entre. Les capacités humaines de composition artistique — notre capacité à donner corps au sens — renvoient non seulement au Dieu créateur, mais aussi au Dieu incarné. 

En quittant ma salle de classe, les lourdeurs de la journée planent encore, mais une lueur perce le brouillard. Encore et encore, l’art renouvelle et élargit mon émerveillement devant la réalité miraculeuse de l’Incarnation : Dieu avec nous, lumière brillant dans les ténèbres. Les œuvres que j’aime le plus m’encouragent à laisser tenir ensemble les choses dans le paradoxe. 

Comme l’écrit le théologien William Dyrness, « [l’art] nous montre quelque chose que nous ne pouvons apprendre d’aucune autre manière ». Deux œuvres d’art très différentes évoquant « Dieu avec nous », produites à des centaines d’années d’intervalle, me donnent à méditer sur les défis et les possibles que comporte cette entreprise.

Téléchargez gratuitement nos méditations de l’Avent.

Apprendre de l’art de cette manière ne nous est pas nécessairement facile. Nos attentes restreintes quant au fonctionnement des œuvres d’art pourraient également tronquer notre compréhension de l’Incarnation. 

Prenons l’exemple du Triptyque de l’Annonciation, un retable du 15e siècle réalisé pour une maison flamande par l’atelier du peintre Robert Campin. Le panneau central de ce petit objet dévotionnel représente l’annonce de Gabriel à Marie. L’archange est agenouillé sur le côté gauche de la composition et s’adresse à Marie assise. On pourrait presque entendre Gabriel prononcer les mots de l’Évangile de Luc : « Voici que tu seras enceinte. Tu mettras au monde un fils et tu lui donneras le nom de Jésus. » (1.31) 

Pendant ce temps, Jésus lui-même, représenté sous la forme d’un minuscule enfant blanc comme l’albâtre et portant une minuscule croix de bois, surgit par une fenêtre au-dessus de la tête de Gabriel. Il s’élance dans les airs en suivant une diagonale abrupte vers le bas. En prolongeant la trajectoire implicite de sa descente, on s’aperçoit qu’il se dirige tout droit vers le ventre de Marie. Pour nos yeux contemporains, l’image paraît très étrange, presque comique. 

On pourrait penser que les artistes du Triptyque de l’Annonciation nous offrent là une représentation extrêmement littérale de la scène : l’Incarnation c’est Dieu avec nous, alors voici une image de Dieu en route pour être avec nous. Il faut très peu d’imagination. Le sens de l’image est immédiatement clair.  

painting of the Annunciation by Robert Campin circa 1427–32
The Met, Triptyque de l’Annonciation (Retable de Mérode) par Robert Campin, autour de 1427-1432

Si nous sommes tentés d’interpréter le tableau de cette manière, c’est parce que nous sommes accoutumés à des images très directes. Les publicités et autres infographies qui nous entourent nous expliquent sans détours quoi acheter, qui désirer et que penser. Si c’est ce que nous attendons des images, alors c’est tout ce que nous verrons dans le Triptyque de l’Annonciation. L’Incarnation se limite à un moment spécifique à raconter au lieu de se révéler comme un cosmique entremêlement du temps et de l’éternité. L’émerveillement s’évanouit, absorbé par un schéma dogmatique.

Il y a beaucoup plus à voir dans ce triptyque. Mais il nous faut d’abord envisager une meilleure façon de voir les choses. Les œuvres d’art ne se contentent pas de nous dire quelque chose. Elles peuvent aussi nous former.

Le travail de l’artiste contemporaine californienne Julia Hendrickson nous invite également à l’émerveillement face à l’Incarnation. Hendrickson est chrétienne et sa pratique découle de sa vie de foi.  

Dans les aquarelles abstraites qu’elle compose, de minuscules vrilles duveteuses s’étendent comme du givre sur des champs indigo. Des filets de lumière percent les nuages de la nuit. Des étoiles scintillent sur le fond d’un étang obscur. On a le sentiment de contempler tout à la fois l’univers tout entier et la plus petite parcelle de la réalité, une majestueuse galaxie et le plan rapproché d’une goutte d’eau. Notre imagination crépite. Que voyons-nous d’autre ? Quelle alchimie artistique rend ces mélanges possibles ? 

Blue and white watercolor painting that mimics snow falling from the sky or frost on a window.
Affection (de la série What Lies Beneath), Julia Hendrickson, aquarelle et sel sur papier Rives, 22″ x 30″, 2023.

Le premier paradoxe de l’œuvre de Hendrickson réside dans la manière dont elle produit des variations apparemment infinies à partir d’un processus et d’un ensemble de matériaux limités. Une grande partie de son travail suit un rythme qu’elle documente fréquemment et qu’elle partage en ligne. Elle imbibe son épais papier blanc de larges coups de pinceau d’eau. Puis, de manière répétitive, elle brosse, tamponne ou éclabousse une seule teinte d’aquarelle : le bleu chaud du gris de Payne

Enfin, tandis que la surface est encore humide, l’artiste saupoudre du sel sur la peinture accumulée. Les cristaux de sel repoussent le pigment et absorbent l’excès d’eau, produisant des éclats étranges et variés qui dérivent des mouvements initiaux du pinceau de Hendrickson. 

Au fur et à mesure que la peinture sèche, les formes se modifient et des motifs fractals apparaissent. Malgré la répétition du processus, les résultats varient d’une myriade de façons surprenantes.

Cela peut sembler contre-intuitif. Nous avons tendance à mépriser les limites, en particulier celles de notre propre corps. Mais dans son Incarnation, le Créateur accepte les bonnes limites qu’il a imposées à sa création. Le théologien Kelly Kapic écrit que « Dieu n’est pas embarrassé par les limites de nos corps […] mais les approuve pleinement dans et par l’Incarnation du Fils. » J’ai du mal à accepter cette vérité. Mais face à un long mur de galerie, recouvert d’un bord à l’autre de dizaines de peintures de Hendrickson, toutes différentes les unes des autres, je m’émerveille à penser comment le Dieu entré dans notre humanité continue à faire naître d’inimaginables et innombrables possibles à l’intérieur des limites de celle-ci 

Un autre mystère auquel touchent les compositions de cette artiste est l’entrelacement du matériel et du spirituel. Hendrickson a commencé à réaliser des peintures selon ce processus alors qu’elle étudiait la théologie. À cette époque, l’une de ses amies était sur le point de subir une grave intervention médicale. Anxieuse et dispersée, Hendrickson peinait à trouver les mots pour prier. Elle s’est alors tournée vers la peinture et le papier, ordonnant sa respiration et les traits de son pinceau à la manière d’une « prière intégrée ». 

Elle décrit sa pratique comme opera Divina, ou « travail sacré ». Elle fait dériver cette expression qu’elle a façonnée de la devise de l’ordre bénédictin, Ora et labora — « prier et travailler » — en affirmant elle que notre travail lui-même peut être une prière. Le mouvement de ses mains sur le papier, le lent tourbillon de la peinture, le saupoudrage de sel et l’attente silencieuse sont eux-mêmes, écrit-elle, « l’initiation intentionnelle d’une conversation avec le Divin ». Des offrandes invisibles faites de louanges, de lamentations, de confessions et de requêtes prennent une forme concrète.  

Hendrickson nous enseigne également l’attente de la transformation. Dans l’Incarnation, Jean voit une lumière qui brille dans les ténèbres présentes (Jn 1.5). Les vidéos en accéléré que réalise Hendrickson sur son processus de peinture commencent avec le pigment bleu-gris obscur qui s’écoule sur le papier blanc. Mais lorsque les cristaux de sel se posent sur la surface mouillée, l’étendue nocturne se perce de lumières scintillantes. L’obscurité est brisée. Nous attendons et nous observons.

Plus récemment, l’artiste a commencé à déchirer ses peintures. Elle plie la grande feuille de papier en 16, puis la déplie et déchire soigneusement les plis horizontaux. Elle s’arrête aux trois quarts de la feuille, puis passe à la rangée suivante et déchire dans le sens inverse. Enfin, elle emploie une forme de pli en accordéon qui métamorphose la feuille en une sorte de livret. Elle transforme ainsi ses peintures bidimensionnelles en objets tridimensionnels. 

Book made of folded papers with blue and white watercolor
Livre de prière, Julia Hendrickson, aquarelle et sel sur papier, dimensions variables, 2024.

L’intégrité des peintures est préservée. Elles ne sont pas divisées, et rien n’y est ajouté. Ce sont toujours des peintures, mais elles sont aussi devenues — comme Hendrickson les nomme — des livres de prière. 

Lorsque je l’ai regardée faire pour la première fois, je me suis sentie remuée. Quel spectacle étrange que celui d’un artiste qui déchire son œuvre ! Mais elle ne détruisait pas. Elle refaisait. 

Ces diverses subtilités de son travail artistique sollicitent mon imagination théologique. L’Incarnation, ce n’est pas Dieu qui se glisse momentanément dans un corps humain. Peut-être relève-t-elle davantage — sans que l’image soit exhaustive — de la manière dont le sel, le pigment et l’eau restent eux-mêmes tout en se transformant mutuellement. Peut-être se rapproche-t-elle plus — sans tout dire par là non plus — d’une peinture déchirée puis ressuscitée.

Je ne prétendrais pas comprendre la doctrine de l’Incarnation de manière plus rationnelle ou approfondie après avoir passé du temps à contempler le travail de Hendrickson. Mais ses peintures accroissent ma capacité à m’émerveiller. Je m’incline avec plus de joie face à ce mystère : « Car c’est en lui qu’habite corporellement toute la plénitude de la divinité et vous êtes comblés en lui » (Col 2.9-10, NBS).

Revenons maintenant au Triptyque de l’Annonciation du 15e siècle.

À l’aide de pinceaux délicats et d’une peinture à l’huile lumineuse, les artistes ont rempli de détails ce petit tableau et ses trois panneaux. Au lieu de placer la scène de l’Annonciation sur le fond d’or consacré de nombreuses mosaïques médiévales, les artistes du retable représentent Marie et Gabriel dans une maison flamande typique du 15e siècle. On y voit une table ovale au centre de la pièce et un long banc en bois contre une grande cheminée.

Dans le panneau de droite, on peut observer Joseph dans son atelier de menuisier. Une ville est visible par la fenêtre. Le panneau de gauche représente un jardin clos avec un couple flamand en costume de l’époque agenouillé juste devant la porte de la maison de Marie. Le sacré est introduit dans le quotidien.

Outre l’homunculus — la représentation miniature d’un Christ enfant volant à travers la pièce — les artistes émaillent la scène de symboles qui étaient alors familiers de leur public. Les lys dans un vase sur la table ne sont pas seulement décoratifs. Ils représentent la pureté de Marie. Un peu de fumée s’élève d’une bougie récemment éteinte. Dans d’autres œuvres d’art de l’époque, la bougie allumée représente la présence du Dieu invisible. Mais dans ce tableau, ce symbole n’est plus nécessaire : Dieu lui-même est désormais incarné et physiquement présent.

Au-delà d’un épisode de l’Évangile de Luc, le retable nous dépeint en fait l’Incarnation comme « la collision du temps et de l’éternité en Christ », pour reprendre des mots du philosophe James K. A. Smith. Les souricières de l’atelier de Joseph évoquent elles la fin de la vie de Jésus sur terre. Ces petits objets en bois renvoient à un propos d’Augustin d’Hippone : « la croix du Seigneur était la souricière du diable ». Les peintres associent ainsi la conception de Christ et sa mort.

Mais les artistes étendent également l’intimité de ce moment crucial à leur propre présent. Le couple du panneau de gauche représente vraisemblablement les propriétaires de l’œuvre. Ceux-ci présentent un niveau de détail étonnant : l’homme a une petite verrue au coin de la bouche et on peut voir des points de suture sur la coiffe de la femme. Ils s’agenouillent avec respect sur le pas de la porte de Marie, témoins d’un moment historique à la portée éternelle. Le tableau déforme le temps autour de l’Incarnation, intégrant ces adorateurs dans ce qui devient un mystère contemporain.

Enfin, l’Annonciation étend son invitation à notre époque également. Lorsque l’on regarde pour la première fois la pièce où se joue l’action du panneau central, on pourrait penser à une maladresse. Malgré le niveau de détail élevé, l’espace est construit d’une manière qui nous étonne. Les artistes ne suivent pas les principes de la perspective linéaire, ce qui donne une pièce étrangement peu profonde qui paraît basculer vers l’avant. Mais l’effet, lorsque nous nous penchons devant le retable pour le regarder de plus près, est que cet espace commence à nous envelopper. 

Deux mille ans après la salutation de Gabriel à Marie et des centaines d’années après l’acquisition de ce retable par un couple flamand, ses images débordent encore sur notre présent. L’Incarnation promet de nous rencontrer encore et encore.

« La Parole est devenue chair ; elle a fait sa demeure parmi nous. » Ces œuvres d’art, avec bien d’autres, cherchent à traduire le texte de Jean d’une manière qui remodèle la façon dont nous abordons notre réalité actuelle. 

Ces œuvres contemporaines abstraites ou ce retable détaillé du début de la modernité nous parlent du mystère de l’Incarnation ; les étonnants raffinements de leurs matériaux et de leurs symboles viennent bousculer nos suffisances.  

L’art m’aide à être plus tendre avec tout ce que je ne peux pas voir dans l’obscurité. Il m’aide à croire — même si je ne peux pas le comprendre — que l’infini pourrait devenir un nourrisson et s’installer ici, avec moi. L’art renouvelle mon émerveillement devant l’intensité de cette réalité : Christ est venu et il reviendra. 

Elissa Yukiko Weichbrodt est professeure associée d’art et d’histoire de l’art au Covenant College et autrice de Redeeming Vision: A Christian Guide to Looking at and Learning from Art.

Pour être informé de nos nouvelles traductions en français, abonnez-vous à notre newsletter et suivez-nous sur FacebookTwitter ou Whatsapp.

Ideas

Comment aborder Dieu ou la politique dans un monde polarisé ?

Mon travail dans le domaine de la gestion des conflits m’a aidé à développer une méthode pour dialoguer sur des sujets sensibles. En voici les trois étapes.

Christianity Today November 12, 2024
Illustration by Elizabeth Kaye / Source Images: Getty

Comment parler de ce qui importe vraiment quand les risques paraissent si élevés ? Même dans mon contexte occidental, où la foi décline, l’hostilité envers le christianisme peut rendre difficile de mentionner Jésus dans une conversation. Mais comment les gens connaîtront-ils le Christ si nous ne pouvons pas en parler ?

Nos églises, nos familles et nos cercles d’amis paraissent souvent tellement polarisés que nous n’osons plus y parler de politique ou de valeurs. On comprend donc que nous hésitions d’autant plus à parler de Dieu, de Christ ou de politique à l’extérieur de ces cercles, voire même en leur sein. Nous craignons d’entrer dans des argumentations sans fin ou de nuire à nos relations. Nous n’avons pas de réponses aux questions difficiles. Nous ne sommes même pas d’accord sur les faits ! […]

Il existe pourtant une manière pertinente, abordable et engageante de parler de Christ avec les gens. Et celle-ci fonctionne également pour des discussions sur n’importe quel sujet sensible, même dans des périodes troublées.

Depuis des années, mes étudiants utilisent une méthode simple pour avoir d’excellentes conversations sur des sujets difficiles avec des amis avec lesquels ils ne sont pas du tout d’accord — des conversations sur toutes les questions politiques imaginables. Bien souvent, à l’issue de ces conversations, leurs amis et eux se sentent plus proches et aspirent à avoir d’autres conversations de ce genre.

J’ai pu constater moi-même l’efficacité de cette méthode. Je l’ai par exemple utilisée il y a quelques mois dans une conversation avec un ami non croyant. « C’était la meilleure conversation que j’aie jamais eue », m’a-t-il dit en me quittant. Nous avions parlé de Dieu pendant deux heures. Cette méthode m’a également permis d’avoir de longues conversations avec des personnes avec lesquelles je ne suis pas d’accord sur des questions politiques très sensibles. Nous en avons été stimulés et rapprochés.

Savoir comment aborder des sujets sensibles peut faire de vous un meilleur ami, un meilleur membre de la famille et un meilleur disciple de Jésus. Il ne s’agit pas de gagner un débat, mais d’être plus aimant et d’établir des liens plus profonds et chaleureux avec quelqu’un qui vous est cher. Et il pourrait aussi y avoir là le meilleur moyen de contribuer à un changement progressif dans le cœur de quelqu’un. Une recherche de l’institut Barna Group a montré qu’une telle approche pourrait être le moyen le plus efficace d’atteindre les non-croyants. Mieux encore : cette méthode est étonnamment facile à apprendre.  

La recette se résume en trois verbes : reformuler, valoriser et explorer. Imaginez la situation suivante : en privé, autour d’un café ou d’un repas, vous orientez la conversation vers un sujet qui vous tient à cœur et demandez à l’autre ce qu’il en pense. Ensuite :

  1. Reformulez : redites l’essentiel des pensées de votre interlocuteur de telle sorte qu’il puisse vous répondre Exactement !
  2. Valorisez : mettez en avant tout ce que vous pouvez sincèrement honorer dans ce qui a été dit.   
  3. Explorez : dans une posture de cochercheur de la vérité, posez les questions que ce qui a été dit soulève à vos yeux, questionnez ce qui vous intrigue ou n’est pas clair pour vous.

Répétez l’opération deux ou trois fois. Ensuite, partagez votre propre point de vue et laissez la conversation se dérouler à partir de là, en revenant à reformuler, valoriser et explorer chaque fois que des points de tension apparaissent. Lorsque vous souhaitez conclure à la conversation, exprimez simplement votre gratitude et changez de sujet : Merci. J’ai bien apprécié notre échange. Tu m’as donné beaucoup à réfléchir. Ce serait chouette de pouvoir en reparler une autre fois. Et sinon, comment se passe ton week-end ?

Prenons un exemple plus concret. Imaginez-vous en conversation avec une amie : J’ai appris que X est mort l’autre jour. Qu’est-ce que tu penses qu’il se passe quand nous mourrons ? Elle répond, et vous reformulez : Tu penses donc que la mort est vraiment la fin, et que la vie après la mort n’est qu’un vœu pieux. Tu estimes que croire à ce genre de choses ne fait que nous détourner de la nécessité de s’occuper des gens ici et maintenant. Est-ce que j’ai bien compris ?

Exactement !, répond-elle.

Vous poursuivez alors : Je comprends ta préoccupation pour cette vie et la crainte que quelqu’un ne se concentre trop sur l’au-delà et ne se désintéresse de la vie actuelle. J’apprécie vraiment ton souci de prendre soin des gens ici et maintenant. Je le partage. Elle pousse un soupir de soulagement.

Ensuite, vous explorez : Est-ce que tu pourrais m’en dire plus ? Comment en arrives-tu à la conclusion qu’il n’y a rien au-delà ? Toute réponse sera bonne à prendre. Vous reformulez, valorisez et explorez, afin d’approfondir ses pensées, ses sentiments et, éventuellement, son histoire (qui peut être particulièrement éclairante).

Finalement, la conversation devient suffisamment sûre et riche pour que votre amie s’ouvre à votre point de vue et s’y intéresse : Je trouve que la foi en une vie après la mort me permet de mieux me concentrer sur celle-ci. C’est pour ça que…  Ainsi, vous aurez entamé ensemble une conversation riche et souvent révélatrice.

Bien qu’ils s’en sortent généralement assez bien, mes étudiants éprouvent parfois des difficultés avec cette méthode lorsqu’ils l’utilisent trop spontanément. Certains y viennent tout à coup au milieu d’une dispute, après que les choses se sont envenimées. Cela ne marche pas bien. D’autres essaient de l’utiliser dans un contexte de groupe où d’autres personnes peuvent intervenir, interrompre et argumenter. L’un d’eux l’a essayé dans une conversation de bar. Pas évident…

J’ai constaté que la plupart s’en sortaient mieux lorsqu’ils planifiaient ce genre de conversation privée et choisissaient un endroit calme et confortable. Ils invitent simplement un ami à parler d’un sujet ou guettent une occasion opportune d’utiliser cette méthode au cours d’une conversation. Pour une conversation à propos de Jésus, il peut être préférable de commencer par une approche indirecte, en recherchant un sujet qui touche à des questions spirituelles, comme un événement qui soulève le problème du mal ou un film qui touche à une question philosophique.

Reformuler. Valoriser. Explorer. Qu’est-ce qui fait l’efficacité de cette méthode ? Avant tout, elle se fonde sur l’humilité, une qualité des plus engageantes. On la retrouve chez certaines des figures les plus reconnues : Mère Teresa, Nelson Mandela, Abraham Lincoln et, bien plus important encore, le Christ lui-même. 

Cette approche renforce également le climat de sécurité et réduit la propension à nous mettre sur la défensive, car elle valide et respecte l’autre personne sans exiger que vous soyez d’accord avec ses conclusions. Les gens se sentent en sécurité et se détendent lorsqu’ils sentent que vous les respectez profondément, et ils vous font davantage confiance. Cette approche ralentit également la conversation, ce qui rend les deux interlocuteurs moins réactifs.

En outre, elle donne à chacun l’occasion d’apprendre et n’oblige pas à argumenter sur des questions auxquelles nous n’avons pas de réponse. (« C’est un point intéressant. J’aurais encore des choses à apprendre là-dessus. ») Barna a constaté que les chrétiens qui écoutent généreusement de cette manière sont nettement mieux accueillis ; les non-croyants disent qu’ils sont beaucoup plus ouverts à la poursuite de la conversation et à entendre parler de Christ de la part de quelqu’un qui les écoute que de la part de quelqu’un qui les approche à la manière d’un vendeur agressif.

Reformuler, valoriser et explorer nous permet également d’imiter l’approche de l’apôtre Paul en matière d’évangélisation. En Actes 17, face aux Athéniens sur l’Aréopage, Paul commence par montrer à ses interlocuteurs qu’il comprend leurs croyances, puis souligne la valeur de leur religiosité. C’est ensuite qu’il parle de Christ.

Comme l’observe Tim Keller, si les chrétiens se contentent de monologuer et d’argumenter, ils n’arriveront à rien avec les non-croyants. Paul, note-t-il, ne prêche pas dans ce passage des Actes. Au contraire, Paul « entre dans un dialogue… une méthode socratique ». Cela souligne, explique Keller, qu’il faut se placer dans la perspective de l’autre personne et l’écouter avec bienveillance. Ce n’est qu’à partir de là que l’on peut questionner leur point de vue en fonction de leurs propres critères. En d’autres termes, explorer avec eux.

Savoir parler de ce qui importe avec nos adversaires présumés ou nos vrais ennemis peut être transformateur pour eux comme pour nous. Daryl Davis, musicien afro-américain de R&B, a par exemple dialogué avec des dirigeants du Ku Klux Klan. Ce faisant, il a conduit des dizaines d’entre eux à quitter le Klan et à se repentir de leur racisme. Pourtant, il ne leur a jamais demandé de le faire. Il s’est contenté d’avoir avec eux des conversations curieuses et généreuses. La capacité à dépasser les clivages de pensée peut faire de nous des artisans de paix et des agents du changement.

Si vous voulez vous entraîner facilement et en toute sécurité à reformuler, valoriser et explorer, voici deux possibilités :

Regardez sur YouTube une vidéo d’une personne avec laquelle vous n’êtes pas du tout d’accord. Arrêtez la vidéo, mettez en pratique les trois étapes, reprenez la vidéo, puis recommencez. Un ami qui vous observe dans cet exercice pourrait également vous aider.

Ou bien, essayez la méthode avec un ami cette semaine. Choisissez une personne avec laquelle vous êtes généralement d’accord et choisissez un sujet qui vous préoccupe un peu, mais pas passionnément (Salaire minimum ? Meilleur joueur de votre sport favori ?). Invitez votre ami à parler de ce sujet avec vous pendant 15 minutes. Utilisez intentionnellement les trois étapes : reformuler, valoriser, explorer. Voyez l’effet produit, demandez un retour sur la conversation, puis essayez à nouveau la semaine suivante avec quelqu’un d’autre, peut-être en orientant la conversation vers des questions plus délicates, éventuellement spirituelles.

Nous changeons le monde par notre façon d’écouter et de parler. Reformuler, valoriser et explorer peuvent nous aider à être ce changement, à vivre plus pleinement le lundi ce que nous prions le dimanche et à agir davantage comme le Dieu que nous espérons que tous rencontrent. Cette méthode veut nous aider à entamer en douceur et en relative sécurité des conversations qui pourraient un jour conduire une personne au Christ. En outre, elle pourrait nous aider à jeter des ponts par-delà bien des clivages politiques et idéologiques. Que demander de mieux ?

Seth Freeman est professeur de gestion des conflits et de négociation à la NYU Stern School of Business et à l’Université de Columbia et auteur de 15 Tools to Turn the Tide: A Step-By-Step Playbook for Empowered Negotiating. Il a donné des conférences au Forum Veritas, à l’InterVarsity Fellowship et à divers groupes universitaires chrétiens.

Pour être informé de nos nouvelles traductions en français, abonnez-vous à notre newsletter et suivez-nous sur FacebookTwitter ou Whatsapp.

Apple PodcastsDown ArrowDown ArrowDown Arrowarrow_left_altLeft ArrowLeft ArrowRight ArrowRight ArrowRight Arrowarrow_up_altUp ArrowUp ArrowAvailable at Amazoncaret-downCloseCloseEmailEmailExpandExpandExternalExternalFacebookfacebook-squareGiftGiftGooglegoogleGoogle KeephamburgerInstagraminstagram-squareLinkLinklinkedin-squareListenListenListenChristianity TodayCT Creative Studio Logologo_orgMegaphoneMenuMenupausePinterestPlayPlayPocketPodcastRSSRSSSaveSaveSaveSearchSearchsearchSpotifyStitcherTelegramTable of ContentsTable of Contentstwitter-squareWhatsAppXYouTubeYouTube