Je me souviens bien de ce moment où de petits magazines littéraires sont entrés dans ma vie pour y exercer une influence subtile, mais bien réelle. Je parlais avec mon père de certains cours que je suivais à la fin de mes études universitaires et je lui racontais qu’une idée m’avait récemment traversé l’esprit : « J’ai envie de lancer un magazine. Je vais inviter des amis qui aiment écrire et qui font de la photographie à présenter leur travail. J’imprimerai 10 ou 20 exemplaires et je verrai ce qui se passe. »
Surpris, mon père m’a montré du doigt un journal à couverture bordeaux, soigneusement imprimé, posé sur son bureau et orné du titre Image, suivi de 3 mots : Art. Faith. Mystery (« Art. Foi. Mystère »). En tant que doyen responsable des étudiants d’une université chrétienne d’arts libéraux, il connaissait bien ce que je commençais tout juste à découvrir.
Ce moment-là a définitivement changé le cours de ma vie. Un monde s’ouvrait à moi qui prenait au sérieux les choses que j’aimais : la foi, les livres, l’imagination, la création culturelle et l’art. Une passion était née.
Mais dix ans plus tard, j’ai l’impression que ce monde est en train de s’écrouler, ou du moins qu’il vacille. En février, le magazine Image annonçait qu’après 35 ans d’existence, il ne serait plus publié, et ce pour des raisons financières. Puis, en mars, nous apprenions, avec joie, sa reprise grâce à une vague de dons. D’autres petits magazines et maisons d’édition n’ont malheureusement pas connu un tel revirement de situation. Le journal Christians in the Visual Arts a par exemple annoncé sa dissolution l’année dernière.
Pour moi, ces fins de parution ne dénotent pas un manque d’énergie, de talent ou d’intérêt pour les arts et la littérature dans l’Église. D’une certaine manière, les mouvements associant arts et foi — menés par des écrivains, des peintres, des poètes ou encore des photographes dont la vie créative n’est souvent pas mise en avant dans les communautés chrétiennes — semblent même s’amplifier.
Mais le manque de viabilité et de soutien institutionnels est palpable. Les grands courants qui alimentaient l’écosystème littéraire et artistique de l’Église américaine semblent en partie s’être taris.
Les artistes en herbe et les écrivains chevronnés se sentent livrés à eux-mêmes. Dans ce contexte, les réflexions de Lore Ferguson Wilbert et de Jen Pollock Michel sur le monde de l’édition ont fait l’objet d’un large débat. Les rencontres créatives pour les chrétiens sont souvent difficiles à financer et à organiser ; il semble que leur existence doit sans cesse à nouveau être justifiée. Ce n’est pas une coïncidence si tant d’écrits chrétiens aujourd’hui sont de nature personnelle et confidentielle et que l’on entend s’élever de la part de nos artistes un appel discret à l’émergence d’une véritable communauté spirituelle et esthétique.
Certains petits magazines peuvent répondre à ce besoin en servant de « laboratoires expérimentaux et de plateformes communautaires pour les écrivains et les leaders d’opinion, qu’ils soient débutants ou confirmés », estime Sara Kyoungah White, ancienne rédactrice pour le Mouvement de Lausanne travaillant aujourd’hui pour Christianity Today.
Elle me dit avoir trouvé une communauté parmi les rédacteurs de petits magazines comme Ekstasis (le magazine publié par CT et né de la conversation avec mon père), Foreshadow et Fathom. Écrire dans ces pages lui permettait d’explorer sa foi avec des nuances et une poésie qui se fait de plus en plus rare dans notre monde très porté sur l’information. Elle pouvait interagir avec les œuvres de créateurs partageant les mêmes idées et se faire une place dans le paysage littéraire et culturel, tout en gardant les yeux fixés sur le Christ. Ces communautés évoquent pour elle celles de grands artistes et écrivains comme Gertrude Stein, Ernest Hemingway, Pablo Picasso, Henri Matisse et James Joyce, qui se réunissaientdans les salons parisiens.
Mais il n’est pas nécessaire d’être écrivain ou artiste pour être au bénéfice de communautés littéraires et artistiques chrétiennes florissantes. « La meilleure façon d’envisager les publications littéraires est de les considérer comme faisant partie d’un écosystème d’idées plus large », déclare, lors d’une interview, Paul J. Pastor, responsable senior des acquisitions chez Zondervan.
« Tout écologiste vous dira que la résilience et la vitalité d’un écosystème dépendent autant des “petits”, et parfois plus, que des “grands” », explique-t-il. « Tout comme dans une forêt, où les espèces qui sont la clé de voûte de l’équilibre écologique sont souvent invisibles et sous-estimées, les petites publications littéraires offrent une contribution spécifique qui pourrait bien être essentielle et irremplaçable — et que l’on ne perçoit pleinement que par le manque qu’elle induit lorsqu’elle disparait. »
Sans ce recul, cependant le soutien institutionnel à ce type de communauté littéraire s’avère difficile à mettre en place dans l’Église. Un magazine littéraire n’apportera probablement pas de nouveaux convertis et ne permettra pas de payer l’éclairage de la salle de culte. Pourquoi devrions-nous soutenir financièrement un travail qui n’a pas de valeur quantifiable ?
Nous devrions le faire pour nourrir dans nos églises une culture de vie et de beauté. Dieu a ancré en nous la soif de beauté. Son amour de la beauté est évident dans sa Parole. On peut le voir dans l’appel créatif adressé à Betsaleel pour tisser les grenades de fils rouges, violets et bleus sur les robes portées dans le Saint des Saints (Ex 28.31-35 ; 35.30-35) ; dans la structure poétique magistrale des Psaumes ; dans le langage épique de l’Apocalypse et des prophéties.
En tant que chrétiens, nous devrions prêter attention à la manière dont nous assouvissons notre soif de beauté. Développons-nous une attirance pour ce qui est bon et une aversion envers la saveur âcre du mal ? Qu’est-ce qui a le plus d’influence sur nous ? La beauté qui nous pousse vers l’œuvre étrange et inattendue de Dieu dans le monde ? Ou les slogans politiques et les livres de développement personnel ?
Le pouvoir du travail littéraire à petite échelle réside dans sa capacité à nous confronter à de nouvelles idées, à développer notre goût pour l’inconnu, l’étrange, l’inattendu, le plaisir. Cela ne sera jamais très mesurable, mais ce n’est pas inutile pour autant. « La contribution des “petits” écrivains et publications littéraires est immense, malgré la difficulté que l’on a parfois à retracer leur influence », nous dit Paul J. Pastor. « On ne sait jamais comment une image ou une idée développée dans un poème ou une nouvelle peut éveiller quelque chose chez un lecteur qui, des années plus tard, l’exprimera par écrit ou par la parole, la peinture, la sculpture et touchera des milliers de personnes, ou peut-être juste une personne dont la vie sera sauvée à son tour. Qui sait ? »
« Mais », ajoute-t-il, « ce dont ces artistes ont besoin, ce dont un tel mouvement a toujours besoin, c’est d’un public passionné et impliqué. »
Pour raconter des histoires inédites, il faut des soutiens et des protecteurs. À la Renaissance, ce soutien se faisait par le patronage des plus fortunés. Au milieu du 20e siècle, il pouvait prendre la forme de « subventions, de résidences, d’affiliations et de postes universitaires ». Aujourd’hui, nous avons peut-être besoin d’un nouveau modèle pour faire de la place à ce qu’Anne Snyder, rédactrice en chef de Comment, décrit dans une interview comme « la nécessaire lutte avec des questions plus difficiles : les arguments, les débats de fond, le cran d’être politique lorsque c’est nécessaire, les appels difficiles à choisir la voie de Jésus […] une combinaison d’audace culturelle et d’émerveillement face à l’imago Dei ».
L’idée peut paraître audacieuse, voire risquée, mais Paul J. Pastor est plein d’espoir. « Une nouvelle génération produit des œuvres absolument remarquables. Les organisations qui nous soutiennent sont fragiles, mais il en a toujours été ainsi ». Dans un siècle, prédit-il, on se souviendra du nôtre « comme d’un moment de renouveau dans la littérature chrétienne. Et nous avons tous l’opportunité d’y participer. »
Le travail incessant de création, de formation et d’attention aux profondeurs de l’esprit humain se poursuivra. Il est possible de le faire avancer grâce à des institutions audacieuses et innovantes œuvrant à créer le lien entre l’image et la parole, l’esprit et la pensée. Et tout cela pour le bien de l’Église.
D’une manière ou d’une autre, les êtres humains chercheront à étancher leur soif de beauté. En tant que peuple de Dieu, nous devrions organiser ce festin !
Conor Sweetman est directeur de l’innovation et de la collaboration pour Christianity Today et éditeur d’Ekstasis.
Traduit par Anne Haumont