Tony Campolo débutait fréquemment ses discours devant des auditoires chrétiens par trois choses.
Il rappelait le nombre d’enfants morts de faim ou de maladies liées à la malnutrition la nuit précédente, qu’il chiffrait en dizaines de milliers.
Puis il ajoutait : « La plupart d’entre vous n’en ont rien à foutre. »
Et il concluait : « Le pire, c’est que vous êtes plus contrariés par le fait que j’aie dit “rien à foutre” que par le fait que des milliers d’enfants sont morts la nuit dernière. »
Chrétien progressiste, il suscitait la controverse en exhortant les évangéliques à considérer le soutien aux pauvres comme faisant partie intégrante de la proclamation de l’Évangile. Il est décédé ce 19 novembre à l’âge de 89 ans.
En référence à la manière dont les paroles de Jésus sont imprimées dans un certain nombre d’éditions du Nouveau Testament, Tony Campolo favorisait l’expression red letter Christian — des « chrétiens des lettres rouges » — pour remplacer l’adjectif évangélique. Le changement lui semblait nécessaire, car les évangéliques avaient tourné le dos à la Bonne Nouvelle, embrassant une politique de droite et un conformisme de classe moyenne aisée. Mais le meilleur remède qu’il espérait pour les maux du monde évangélique, c’était Jésus.
Voyageur infatigable, il pouvait s’adresser à près de 500 auditoires par an qu’il exhortait à laisser leur vie changée par Jésus. Si leur vie était réellement transformée, disait-il, cette transformation serait une bonne nouvelle pour les affamés et les opprimés.
« J’ai remis ma vie à Jésus et je me suis confié en lui pour mon salut. Depuis lors, je suis un évangéliste convaincu », écrivait Campolo en 2015. « Je crois que la Bible a été écrite par des hommes inspirés et guidés par le Saint-Esprit. J’accorde la plus haute priorité aux paroles de Jésus, en soulignant le chapitre 25 de Matthieu, où Jésus explique clairement qu’au jour du jugement dernier, la question déterminante sera de savoir comment chacun d’entre nous a agi à l’égard de ceux qu’il appelle “les plus petits d’entre eux”. »
Pasteur baptiste et sociologue, Campolo attribuait sa vision à John Wesley. Dans une interview accordée en 2003 à Christianity Today, il rapportait avoir étudié le fondateur du méthodisme dans le cadre d’un cours sur les « classiques chrétiens » lorsqu’il était étudiant à l’Eastern College à Philadelphie (aujourd’hui Eastern University). Il s’est aperçu que l’activisme social de Wesley ne pouvait pas être séparé de sa conversion. Il y était profondément lié.
« La vision wesleyenne consistait en une évangélisation chaleureuse accompagnée d’une incroyable vision sociale », expliquait Campolo. « De cette conversion est né le grand réveil wesleyen avec toute la conscience sociale qui l’accompagnait, s’attaquant à l’esclavage, défendant les droits des femmes, mettant fin aux lois permettant le travail des enfants. »
Né en 1935 d’un immigré italien de deuxième génération, Tony Campolo est confronté pour la première fois aux conflits sociaux au sein de l’Église durant son enfance à Philadelphie. Sa famille fréquente une communauté baptiste américaine dans l’ouest de la ville, mais celle-ci ferme ses portes lorsque les Blancs quittent la ville et leurs voisins afro-américains pour la banlieue. Le père de Campolo, Anthony Campolo Sr, décide de ne pas suivre. Au lieu de cela, il emmène sa famille dans une église baptiste noire située à proximité et dans laquelle ils s’intègrent.
Jeune pasteur dans la vingtaine, Campolo sera de nouveau confronté au racisme dans l’Église. Il travaille dans une communauté près de Valley Forge, en Pennsylvanie, lorsque l’entreprise General Electric ouvre un nouveau centre de recherche dans la région, provoquant une pénurie de logements. Les Noirs avaient tout particulièrement du mal à se loger. Campolo commence alors à faire pression sur des responsables locaux pour qu’ils règlent le problème. Rapidement, il se retrouve à la tête d’un conseil travaillant sur le logement équitable et abordable.
Les réactions ne se firent pas attendre. Le pasteur fut vivement critiqué par les Blancs de sa communauté, pour lesquels il allait nuire au marché immobilier et à la réputation de l’église.
Cette expérience ouvrira les yeux du jeune homme. « Je ne m’attendais pas à ce que des chrétiens puissent être aussi ouvertement racistes », se souviendra-t-il.
Il quitte alors l’église pour obtenir un doctorat en sociologie. En 1964 il est nommé enseignant à l’Eastern College. Campolo commence à inciter ses étudiants à faire du bénévolat auprès des enfants de Philadelphie, d’abord avec les ressources de l’école, puis avec sa propre organisation, l’Association évangélique pour la promotion de l’éducation (EAPE). Peu après sa création, l’EAPE contribue à la création d’une école en République dominicaine et d’une autre en Haïti.
Campolo espère recruter davantage d’étudiants pour qu’ils passent un été ou une année en mission et collecter des fonds pour les projets en cours. Il commence donc à accepter diverses invitations à prendre la parole, quelle que soit l’ampleur du public. Son emploi du temps le mettait parfois en tension avec les administrateurs de l’école, et ses discours suscitèrent fréquemment des conflits avec les évangéliques conservateurs.
En 1985, il est accusé d’hérésie. On l’exclut d’un rassemblement de jeunes organisé à Washington par Campus Crusade for Christ (aujourd’hui Cru) et Youth for Christ pour avoir écrit que Jésus est présent dans d’autres personnes, que l’expression la plus complète de Dieu se trouve dans l’humanité du Christ et que si Jésus est le seul sauveur, « ceux qui sont sauvés par Lui ne sont pas tous conscients que c’est Lui qui les sauve ».
Un comité dirigé par le théologien J. I. Packer examine les accusations et interroge Campolo pendant près de six heures avant de le déclarer orthodoxe. Le groupe conclut que Campolo a fait preuve d’« imprudence verbale » et s’est rendu coupable de « maladresse non biblique », mais que ce n’était que par inadvertance et en raison de son zèle pour l’évangélisation.
Pour sa part, Campolo déclarera que cet épisode l’avait conforté dans sa volonté d’être un fidèle critique de l’Église.
« J’aurais pu devenir un orateur de carrière de plus. Mais je ne suis pas appelé à une carrière d’orateur. Je suis appelé à être un critique. Et cette controverse a relancé la machine. »
Outre ses activités d’enseignant, de conférencier et de responsable d’une organisation missionnaire, Campolo était actif au sein du parti démocrate. Il mène une campagne vouée à l’échec pour le Congrès en 1976. Dans les années 1990, il travaillera avec le président Bill Clinton sur le développement d’AmeriCorps, une agence gouvernementale de promotion de l’entraide.
Il est également conseiller spirituel personnel de Clinton pendant le scandale de la relation adultère du président avec la stagiaire Monica Lewinsky. Il met en place un comité de redevabilité pour le président, avec le pasteur évangélique Gordon MacDonald et le pasteur méthodiste J. Philip Wogaman. Lorsque cet accompagnement pastoral est rendu public, Campolo fait l’objet de critiques. Certains considèrent qu’il fournit une « couverture spirituelle » à Clinton et soutient un repentir feint par le président afin d’atténuer les conséquences politiques de ses actes.
En 2008, Campolo collabore à l’élaboration du programme du parti démocrate. Il est en partie responsable d’un plan engageant le parti à soutenir des initiatives qui « aideraient à réduire le nombre de grossesses non désirées et donc à réduire le besoin d’avortements », même si l’organisation reste attachée au droit des femmes à choisir l’avortement. Campolo expliquera aux journalistes que la formulation n’allait pas aussi loin qu’il l’aurait souhaité. Il estimait cependant que les programmes d’aide sociale, notamment en matière de soins de santé, d’éducation sexuelle adaptée à l’âge et de bons alimentaires, pourraient entraîner une réduction spectaculaire du nombre d’avortements.
Campolo s’est régulièrement confronté aux conservateurs chrétiens pour ce qu’il considérait comme des priorités mal ordonnées de leur part. Il soutenait constamment que les chrétiens devaient soutenir un programme politique qui aiderait les pauvres.
« Il y a 2 000 versets de l’Écriture qui nous appellent à répondre aux besoins des pauvres », soulignait-il. « Et pourtant, je constate que, lorsque les chrétiens ont parlé de valeurs lors des dernières élections, cela n’a pas été à l’ordre du jour, cela n’a pas été une préoccupation. Si vous vous procuriez le guide de l’électeur de la Christian Coalition [of America], vous verriez que ça ne compte pas. »
Campolo était cofondateur de Red Letter Christians, un réseau pour les chrétiens politiquement orientés à gauche, avec un autre ancien élève de l’Eastern University, Shane Claiborne. Le réseau s’est développé jusqu’à rassembler 120 organisations et églises affiliées. Il promeut un podcast populaire, un rassemblement annuel et des campagnes en faveur de causes sociales. Claiborne et un forgeron mennonite invitent par exemple occasionnellement les gens à transformer leurs armes à feu en outils de jardinage, en accomplissement d’Ésaïe 2.4.
Campolo exhortait les jeunes chrétiens à ne pas tourner le dos à l’église locale, même s’ils étaient déçus par son témoignage. Dans l’un de ses livres les plus populaires, Letters to a Young Evangelical, il affirmait qu’une grande partie de l’Église américaine était plus attachée à un mode de vie de classe moyenne qu’à quoi que ce soit que soutient la Bible. Pourtant, à ses yeux, l’engagement des chrétiens envers l’Église ne devait pas faiblir.
« L’Église est toujours ta mère », écrivait-il. « C’est elle qui t’a parlé de Jésus. Je veux que tu te rappelles que la Bible enseigne que le Christ aime l’Église et s’est donné lui-même pour elle (Ép 5.25). C’est l’une des principales raisons pour lesquelles tu ne peux pas décider que tu n’as pas besoin de l’Église. L’Église du Christ est appelée son épouse (1 Co 11.2), et l’amour qu’il lui porte le conduit à lui rester fidèle, même lorsqu’elle lui est infidèle. »
En 2015, Campolo suscite une nouvelle controverse en se prononçant en faveur du mariage homosexuel avant la décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Obergefell v. Hodges. Sans aller jusque-là, Campolo soutenait depuis longtemps que l’attirance pour le même sexe n’était pas un choix et que la plupart des gens ne pouvaient pas changer leur orientation sexuelle par la prière ou un accompagnement.
Il expliquera avoir changé d’avis après avoir passé du temps avec des chrétiens LGBTQ engagés dans des relations monogames et avoir réfléchi à la question fondamentale de la raison d’être du mariage. Fondant son argumentation sur sa foi, il en était venu à estimer que l’objectif premier du mariage était la sanctification. Un mariage homosexuel devait donc être approuvé par l’Église, à ses yeux, s’il encourageait les gens à grandir dans l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté et les autres fruits de l’Esprit.
« Il est clair que des personnes de bonne volonté peuvent lire et lisent effectivement les Écritures de manière très différente lorsqu’il s’agit de questions controversées », soulignait-il cependant. « Je suis douloureusement conscient que je pourrais me tromper sur ce point. »
Tony Campolo espérait que son héritage le plus durable serait celui des personnes qu’il a encouragées à se lancer dans le ministère. Il estimait que plus de 1 000 personnes avaient entendu l’appel de Dieu à l’évangélisation et à la mission grâce au travail de l’EAPE. Le nombre de ceux qui ont été inspirés par les centaines de discours qu’il a prononcés chaque année aurait pu à ses yeux avoir atteint 10 000 personnes.
Il avait déclaré à Christianity Today qu’il rêverait d’avoir les noms de ces personnes sur sa pierre tombale.
Il laisse derrière lui sa femme, Peggy, et leurs enfants, Lisa Goodheart et Bart Campolo.