Dans le monde anglophone, le théologien néerlandais Herman Bavinck a connu une renaissance ces dernières années. Le théologien réformé James Eglinton le soulignait dans un récent article de ce même magazine.
Depuis la publication en 2008 de la traduction anglaise de l’ouvrage phare de Bavinck, sa Dogmatique réformée (non traduite en français), on assiste à un flux constant de relectures de sa vie et de sa pensée. Plus récemment, de nouvelles traductions anglaises de textes moins connus, mais non moins importants, ont vu le jour : Vision chrétienne du monde, Christianisme et science et Guide pour l’enseignement de la religion chrétienne. Toujours en anglais, d’autres ouvrages ont fait l’objet de nouvelles éditions : Philosophie de la révélation, basé sur ses conférences de 1908 et Les œuvres merveilleuses de Dieu.
Des théologiens comme moi redécouvrent également la tradition néo-calviniste façonnée par Bavinck et son homologue théologien néerlandais Abraham Kuyper et examinent comment ces penseurs pourraient faire face à nos questions contemporaines, y compris notre regard sur la problématique du racisme. Si beaucoup ont récemment (et à juste titre) critiqué Kuyper sur cette question, ils ont souvent négligé les contributions de Bavinck à ce propos, dans lesquelles de nombreux chercheurs voient une amélioration par rapport à son collègue.
Le travail sur Bavinck offre de précieuses leçons pour des chrétiens vivant dans un climat politique de plus en plus polarisé. À l’instar de l’Europe du 19e siècle où évoluait Bavinck, de nombreuses nations d’aujourd’hui sont confrontées aux défis d’une culture de plus en plus postchrétienne. Aux États-Unis, nous assistons ainsi à des débats passionnés sur l’identité de la nation, le nationalisme chrétien et la manière dont nous pourrions tous trouver un terrain d’entente au milieu de différences substantielles.
La vision chrétienne néo-calviniste de Bavinck et Kuyper, en l’occurrence, affirme la diversité de la réalité, mais considère que cette diversité reflète une unité plus grande. Puisque le Créateur est trine, observent-ils, le monde se conforme souvent à des modèles d’unité dans la diversité. Cependant, Bavinck pensait que ce motif avait d’autres implications pour l’humanité elle-même.
Comme je l’ai montré ailleurs, Bavinck soutenait que la notion d’image de Dieu (imago Dei) ne se rapporte pas seulement à nous en tant qu’individus, mais à l’humanité dans son ensemble. Comme l’écrit le théologien Richard Mouw, Bavinck met en lumière comment l’image de Dieu se déploie « dans la riche diversité de l’humanité répartie en de nombreux lieux et époques », dans un mouvement où l’espèce humaine se disperse à travers le monde et développe des cultures, des langues et des contextes organiquement différenciés. Ces différences ne sont pas figées ou statiques, mais elles s’entrelacent sous l’action de l’Esprit dans l’unité magnifique et surprenante du royaume de Dieu.
En somme, Bavinck pensait que la gloire de Dieu se révélait plus clairement à travers la diversité de l’humanité, et que l’unité de cette diversité serait préservée par une confession commune de Jésus comme Seigneur. L’Église mondiale est un peuple de toutes tribus et de toutes langues, une humanité renouvelée marchant vers son accomplissement sous la seigneurie du Christ.
Mais Bavinck associait cette vision positive à de sévères mises en garde contre le racisme et le nationalisme. Dans deux textes, Vision chrétienne du monde et Philosophie de la Révélation, Bavinck anticipe la montée du nationalisme eurocentrique. Dans un livre à paraître, j’étudie comment le théologien détecte ces développements dans la philosophie allemande au tournant du 20e siècle, qui a finalement préparé le terrain pour le régime d’Hitler, la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste.
Bavinck attribue ces changements idéologiques au déclin de la foi chrétienne en Europe. Lorsque les humains cessent d’adorer Dieu, ils remplacent les réalités divines par des réalités créées (Rm 1.25). Ainsi, selon lui, toute société qui s’éloigne de la foi chrétienne nourrit naturellement le racisme et le nationalisme.
Si Dieu n’est pas la source de la définition de ce qui est vrai, bon et beau, alors la morale doit être ancrée dans l’humanité. Et si l’humanité n’est pas « générique » ou « universelle », mais diverse et en constante évolution, il faut alors décider quelle humanité, à quel moment de l’histoire, devient la norme pour nos évaluations morales. Dans le contexte de Bavinck, ce point de référence était le nationalisme aryen (qu’il décrivait comme « pangermanisme, panslavisme, etc. »), qui considérait la « race aryenne » comme le sommet de l’humanité universelle et donc comme l’incarnation de la norme.
Bavinck cite quelques-uns des « éloquents » premiers maîtres à penser dont l’idéologie raciste émergente influençait ses contemporains et dont les idées ont finalement conduit à reconfigurer Jésus lui-même comme un symbole ultime de la race aryenne.
Puisque chaque religion considère un personnage historique comme la source de sa révélation, le nouveau nationalisme allemand devait refondre Jésus en « le type le plus pur de la race aryenne ou germanique » afin de « conserver » son autorité. « Jésus n’est pas venu d’Israël, mais des Aryens », affirmaient-ils, car toutes les autres cultures passées sont primitives, y compris les Juifs. « Combien doit être stupide celui qui croit que Jésus n’était pas juif, qu’il était aryen », écrit Bavinck, « et que la Bible, dans laquelle chaque hérétique trouve ses appuis, en donnerait la preuve ».
Ce « réveil de la conscience raciale » était encore renforcé, selon Bavinck, par la vision historique de nombreux philosophes de son époque : chaque étape de l’histoire de l’humanité constitue une progression jusqu’à l’âge actuel, commodément représenté comme le plus évolué et cultivé. Ainsi, la race aryenne était considérée comme la race dominante et supérieure à laquelle on pouvait attribuer toutes les plus grandes réalisations de l’Europe (et donc du monde).
Bavinck décrit ce qui en résulte comme un retournement d’une « soi-disant vision historique pure » en « la construction la plus biaisée de l’histoire ». En situant l’éthique dans leur propre histoire et en projetant leur culture comme si elle était la norme absolue, ces Allemands se posaient comme l’arbitre et le sommet de l’histoire éclipsant toutes les autres nations et groupes de population. Ils libéraient leur « race maîtresse » de l’obligation de rendre compte à une révélation transcendante de Dieu, ce qui leur permit d’infliger une coercition oppressive à toutes les races « inférieures » et de rejeter toute autre culture susceptible de leur apporter un correctif.
Ces idéologies ont été associées à la pratique émergente de l’eugénisme, appliquant la théorie de l’évolution et les sciences naturelles à la volonté de création d’une race supérieure (Übermensch). Pourquoi alors ne pas tenter d’accélérer le processus de sélection naturelle par la « survie du plus apte » en éliminant les faiblesses génétiques pour « purifier et perfectionner » la race humaine ? Ainsi, philosophes, scientifiques et psychologues se sont unis dans le but de délivrer l’humanité de ses misères — ou, comme le formule Bavinck, « d’améliorer artificiellement les qualités raciales de l’humanité ».
Bavinck associe ces théories à l’aspiration des philosophes allemands à se présenter comme les porteurs d’une forme de salut eschatologique pour le monde. Il observe que ces penseurs ne rejettent pas seulement le christianisme parce qu’ils le perçoivent comme faux, mais parce qu’il est vu comme mauvais pour le développement de l’humanité : « Si la culture moderne veut progresser, elle doit rejeter totalement l’influence du christianisme et rompre complètement avec l’ancienne vision du monde. »
Pourquoi ? Comme l’explique Bavinck, alors que l’on croyait que l’espérance humaine moderne devait être entièrement « de ce monde », le christianisme était perçu par ses contemporains européens comme « indifférent à cette vie », puisque son espérance repose en fin de compte sur un royaume d’un autre monde, l’éternité, le ciel et Dieu. En d’autres termes, l’espoir en des réalisations humaines tangibles paraissait plus sûr que l’espérance en des réalités divines intangibles.
Selon Bavinck, le fait de considérer une société humaine ou une nation particulière comme le principal porteur de la civilisation morale comble le vide eschatologique laissé par le retrait de l’espérance chrétienne de la société moderne. Si la loi morale ne se trouve pas dans le transcendant, mais dans l’immanent, il en va de même pour le paradis. La société utopique est alors façonnée par la nationalité supposée représenter le « summum » de l’humanité.
Ces développements idéologiques, tous en vogue à l’époque, brossent un tableau bien sombre. Quelle a été la réponse de Bavinck ? Quelle autre issue proposait-il ?
Dans sa Philosophie de la Révélation, Bavinck souligne les problèmes insurmontables que pose la transposition des principes scientifiques de l’évolution naturaliste à l’histoire sociale de l’humanité. Cette tendance reflète à ses yeux une forme de monisme qui réduit la riche diversité de la vie créée à une uniformité singulière, comme si une explication qui fonctionne bien dans un contexte pouvait être utilisée dans tous les domaines de la vie.
Les tentatives d’élaboration d’un grand récit historique privilégient souvent une nation ou un groupe de personnes par rapport à d’autres, argumentait-il, et ignorent l’unité de la race humaine à travers le temps et l’espace. En outre, affirmer que chaque siècle est intrinsèquement et globalement meilleur que le précédent, c’est oublier que de « hautes civilisations » ont existé dans l’Antiquité, peut-être plus avancées que nous à certains égards, et que les mêmes vices que ceux de l’Antiquité affligent encore nos cultures contemporaines.
Au lieu d’une histoire linéaire de développement progressif culminant dans une nation ou une philosophie maîtresse, Bavinck croyait que l’histoire était pluriforme, un labyrinthe riche et à multiples facettes, et qu’elle racontait une humanité unie à travers toutes ses particularités, ses lieux et ses époques.
Et selon lui, pour éviter l’instinct suprématiste qui conduit à glorifier une nation ou une phase de l’histoire, les sciences historiques doivent être enracinées dans le théisme chrétien. Les historiens ont besoin d’une « révélation » divine unique pour affirmer que « toutes les créatures […] sont accueillies et tenues ensemble par une seule pensée première, par un seul et même conseil de Dieu ». La croyance en l’unité de l’humanité, qui est le « présupposé de toute l’histoire », est une affirmation « que seul le christianisme nous a fait connaître ».
Plutôt que de considérer une culture ou une ethnie comme l’expression universelle de la véritable humanité, le christianisme de Bavinck enseigne que « l’unité de l’humanité n’exclut pas, mais inclut au contraire la diversité de l’humanité en termes de race, de caractère, d’accomplissements, de vocation et de bien d’autres choses ».
Bavinck écrit que cette « variété a été détruite par le péché et transformée en toutes sortes d’oppositions » depuis que « l’unité de l’humanité a été dissoute en une multiplicité de peuples et de nations ». Mais au lieu de rechercher la « fausse unité » d’un monisme mondial, la préservation de la riche diversité de l’humanité exige que « l’unité de toute la création ne soit pas recherchée dans les choses elles-mêmes, mais dans la transcendance […] dans un être divin, dans sa sagesse et sa puissance, dans sa volonté et sa direction ».
En d’autres termes, affirmer le christianisme signifie rejeter une uniformité faite de main d’homme et accueillir la diversité ordonnée par Dieu. Seuls le salut en Christ et la communion dans son Esprit, la révélation divine et la rédemption peuvent restaurer et accomplir l’idéal d’une véritable unité organique de l’humanité dans sa diversité.
En tant qu’êtres humains, notre unité et notre diversité, notre identité et notre dignité sont toutes en dernier ressort assurées par le Christ, que Bavinck décrit comme le « noyau » révélant le « plan, l’avancement et le but » de l’histoire et écartant notre tendance pécheresse à nous exalter nous-mêmes comme idéal historique. En d’autres termes, le centre, le but, l’avancement et la fin ultime de l’histoire ne se trouvent pas dans l’humanité, mais dans le Christ.
La seule approche qui « répond à la diversité et à la richesse du monde », écrit Bavinck, est celle qui insiste sur le fait que l’histoire est gouvernée par la volonté divine. Mais il nous faut aussi croire que Dieu est volontairement et « historiquement » entré dans le monde, en la personne de Jésus-Christ, pour l’élever « jusqu’aux hauteurs » du « royaume des cieux ».
L’utopie céleste à laquelle nous aspirons n’est donc pas le résultat d’un progrès historique humain, mais une œuvre divine : « S’il doit y avoir un jour une humanité unie dans son cœur et dans son âme, celle-ci doit naître d’un retour au seul Dieu vivant et vrai. »
Dans une époque de plus en plus polarisée, le message de Bavinck sur la diversité unifiée de l’humanité est plus nécessaire que jamais. Au lieu de supposer que notre vision du monde est ultime ou supérieure à celles d’autres contextes, Bavinck nous rappelle le témoignage prophétique du message universel de réconciliation de Dieu incarné en Jésus-Christ.
Les réflexions anthropologiques de Bavinck ne sont certainement pas parfaites. Il reste un homme du 19e siècle et véhicule parfois des analyses ou un langage que les lecteurs du 21e siècle rejetteraient (par exemple, son vocabulaire des « hautes » et « basses » cultures). Mais il est remarquable qu’au tournant du 20e siècle, Bavinck ait ainsi anticipé les dangers de l’eugénisme, du racisme et du nationalisme naissants dans la philosophie allemande, autant de courants alors aussi en vogue parmi certains chrétiens.
Dans les siècles qui ont précédé les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’on croyait que « l’esprit allemand guérirait le monde », Bavinck ramenait à une eschatologie fondée sur la transcendance, établie non pas par la main de l’homme, mais initiée par la volonté divine. Dans une ère post-chrétienne, hier comme aujourd’hui, Bavinck nous rappelle que le racisme et le nationalisme plongent leurs funestes racines dans le rejet de doctrines chrétiennes qui fondent notre dignité, notre morale et notre espérance ultime en Dieu.
N. Gray Sutanto est professeur associé de théologie systématique au Reformed Theological Seminary à Washington, DC. Il est l’auteur, l’éditeur et le traducteur de plusieurs ouvrages, dont God and Humanity : Herman Bavinck and Theological Anthropology et le T&T Clark Handbook of Neo-Calvinism.