L’éclipse solaire de cette semaine a une fois de plus agité les théoriciens de la fin du monde et attisé les flammes de la spéculation apocalyptique.
Comme l’événement du 8 avril sera principalement visible en Amérique du Nord, certains Américains s’attendent à un grand jour du jugement dernier, accompagné d’attaques terroristes, de guerres biologiques et d’explosions nucléaires. Selon certains complotistes d’extrême droite, au nombre desquels quelques responsables évangéliques marginaux, cette guerre inaugurera un nouvel ordre mondial dans lequel le Christ reviendra et l’Amérique (aux côtés d’Israël) régnera sur les nations.
Ce n’est pas la première fois que des éclipses imminentes suscitent des prédictions apocalyptiques. La même chose s’était produite en 2017. Mais l’intérêt pour la fin du monde semble s’être accru ces dernières années avec des événements tels que la pandémie de COVID-19, la guerre en Ukraine et le conflit entre Israël et le Hamas, qui ont fait que presque toutes les régions du globe ont été confrontées à une sorte ou l’autre de calamité. Ces événements et d’autres tribulations récentes ont conduit de nombreux croyants à conclure que la fin est proche. Une étude du Pew Research Center a révélé en 2022 que plus de 60 % des chrétiens évangéliques aux États-Unis croient que nous vivons la fin des temps.
Bien que certains passages de la Bible établissent effectivement un lien entre des phénomènes astronomiques et la « fin » (Mt 24.29 ; Jl 2.31), les prophètes de l’apocalypse n’expliquent pas pourquoi leurs calculs bibliques, géopolitiques et cosmiques tournent souvent autour des États-Unis. Ils négligent en outre le fait qu’une éclipse se produit quelque part sur Terre environ tous les 18 mois et que ces événements solaires ont été associés à des catastrophes imminentes depuis des milliers d’années, sans qu’il n’en soit jamais rien.
Pourtant, au regard du livre de l’Apocalypse, les conspirationnistes de la fin des temps ont bel et bien raison sur un aspect de leur eschatologie : nous vivons présentement la fin des temps. Mais peut-être pas de la manière dont ils le pensent.
Le génie du dernier livre de la Bible, qui contient l’enseignement le plus direct et le plus développé sur la fin des temps, est précisément d’avoir permis à chaque génération de voir les signes de « la fin ». Jean, son auteur, a magistralement entretissé toute une série de visions symboliques que les lecteurs de toute époque peuvent comprendre dans leur propre contexte. Plus que tout autre, l’Apocalypse communique de manière vivante le message de l’Évangile et la façon dont Jésus attend de nous que nous y répondions ici et maintenant. C’est la raison pour laquelle ce texte est tout aussi crucial pour notre foi que les Évangiles.
Jean enseigne que la fin est proche, si proche qu’elle est déjà là. La mort et la résurrection du Christ ont inauguré les derniers jours (1 Jn 2.18 ; Hé 1.2 ; Ap 1.1-3) et seul le Père sait quand Jésus reviendra (Mc 13.32-33). Par conséquent, nous n’avons pas à « décoder » l’Apocalypse ou à chercher à pointer du doigt tel ou tel événement signalant la fin du monde. Or, c’est précisément ce que nombre d’interprètes ont tenté de faire.
L’une des interprétations chrétiennes les plus populaires de la fin des temps est celle véhiculée par Left Behind (Les survivants de l’Apocalypse), une série décrivant l’enlèvement des croyants et le tourbillon d’événements qui s’ensuit. Bien que peu de gens parlent encore de ces livres et que dix ans se soient écoulés depuis la sortie de la dernière adaptation au cinéma (« Le chaos », qui a à l’époque été critiqué et analysé par CT), la série a laissé derrière elle un héritage d’incompréhension évangélique du livre de l’Apocalypse et de son regard sur la fin des temps.
Le premier roman de cette série a été publié en 1995, quelques semaines à peine après que je sois devenue chrétienne. Au départ, j’ai assimilé cette littérature avec presque autant de révérence que les Écritures elles-mêmes. Mais au fur et à mesure que je lisais la série, mon intérêt s’est émoussé. Elle semblait offrir peu d’orientations substantielles pour ma foi naissante. J’en ai donc conclu que le livre de l’Apocalypse, sur lequel ces livres sont vaguement basés, ne devait pas avoir grand-chose à offrir non plus. Après tout, si je devais être enlevée avant tous les événements effrayants de la Grande Tribulation, pourquoi m’intéresser à ce que dit Jean ?
Mais aujourd’hui, près de 30 ans plus tard, je suis devenu une bibliste spécialisée dans l’étude de l’Apocalypse et je ne cesse d’implorer les gens de ne pas utiliser ce livre à mauvais escient pour alimenter des prédictions sur la fin des temps.
La façon la plus courante dont le peuple de Dieu a déformé l’Apocalypse de Jean consiste à établir une corrélation entre ses visions et des événements de leur époque, tordant ainsi son message principal. À chaque période de l’histoire, des croyants ont identifié les signes de la « fin » et les forces néfastes qui la provoqueraient. La fin du monde a été diversement calculée pour l’an 275, 365, 400, 500, 999, 1000, 1666, 1843, 1914, 1994 et 2000, pour n’en citer que quelques-uns.
Le problème est que ces prévisions apocalyptiques ont des conséquences dans le monde réel, en particulier lorsqu’elles sont davantage guidées par une position politique que par une étude responsable des Écritures.
Pendant les croisades du Moyen Âge (1095-1291), les Européens de l’ouest espéraient que la reprise de la Terre sainte initierait le retour du Christ. Des multitudes de musulmans et de juifs ont été massacrés en cours de route. Quelques centaines d’années plus tard, les réformateurs protestants voyaient dans la papauté catholique l’incarnation de l’Antichrist. Peu après, certains colons américains tentant d’établir un « nouveau monde » identifiaient étroitement celui-ci à la nouvelle Jérusalem d’Apocalypse 21. L’Angleterre était donc vue comme la « Bête », et le droit de timbre britannique devint sa marque.
Dans les années 1980, la pensée apocalyptique vilipendait la Russie en la qualifiant d’« empire du mal » qui, aux côtés de la Chine, représentait Gog et Magog (Ap 20.8) — des ennemis malveillants devant s’opposer au peuple de Dieu (et/ou à Jérusalem) avant (ou après) le Millénium. Aujourd’hui, l’Iran et la Palestine ne sont que deux nouveaux prétendants à cette identification. D’un autre côté, certains orthodoxes russes pensent que l’Amérique est à la tête des forces de l’Antichrist.
Ce que je voudrais mettre en évidence, c’est que si vous lisez le livre de l’Apocalypse à la recherche de détails spécifiques — une date pour la fin du monde, le nom d’un antichrist, ou des nations à qualifier d’ennemies de Dieu — vous les trouverez. Il y a toujours eu, et il y aura toujours, des forces qui s’opposent à Dieu et à son peuple.
Mais il est important pour nous de comprendre l’eschatologie sous-jacente à des récits tels que la série Left Behind, car elle persiste dans la conscience évangélique et colore le prisme à travers lequel de nombreuses personnes lisent et interprètent encore le livre de l’Apocalypse. L’une des principales facettes de cette vision du monde est le prémillénarisme dispensationaliste, qui soutient que les vrais croyants seront enlevés — ou transportés surnaturellement — au ciel, avant sept années d’intenses bouleversements géologiques, sociaux et politiques au cours desquels l’Antichrist s’élèvera et le temple de Jérusalem sera reconstruit.
Cette période, « la tribulation », se terminera par une grande bataille finale, Armageddon, après laquelle le Christ reviendra et régnera sur la terre avec ses saints pendant mille ans. Nous n’avons pas la place d’exposer ici tous les problèmes liés à cette interprétation. Il faut néanmoins noter que le cœur de cet enseignement, le Millénium, n’est mentionné que dans un seul passage très controversé de l’Écriture (Ap 20 : 1-7). Mais les questions exégétiques mises à part, quels sont les dangers potentiels de cette pensée pour ceux qui cherchent à vivre l’Évangile au quotidien ?
Tout d’abord, en poussant cet état d’esprit jusqu’au bout, nous risquons d’ignorer notre vocation la plus sacrée : aimer tous nos prochains. Le fait de considérer d’autres personnes ou groupes comme les ennemis de Dieu annoncés par la Bible tend à nous dispenser d’essayer de les atteindre avec le message de l’Évangile. En d’autres termes, si la Bible prédit qu’une personne ou un groupe de personnes sera vaincu par le Christ et brûlera dans l’étang de feu (Ap 20.1-15), qui sommes-nous pour œuvrer à ce qu’il en soit autrement ?
À l’inverse, l’Apocalypse nous enseigne que notre témoignage rendu à la Croix porte du fruit et permet que ceux qui rejettent Dieu se repentent et lui rendent gloire (Ap 11.13 ; 21.24). En vivant l’Évangile dans un monde brisé, nous incarnons une autre approche de notre histoire, la vérité selon laquelle Dieu libère toute sa création des forces du péché et de la mort.
Deuxièmement, si nous nous attendons à être enlevés avant les épreuves et les tribulations, nous ne serons pas préparés lorsqu’elles nous tomberont dessus. Un aspect important de l’enseignement de l’Apocalypse est que des catastrophes vont se effectivement produire à plusieurs reprises. À chaque époque, le peuple de Dieu sera confronté à des calamités géologiques, politiques, sociales et personnelles. Mais si nous supposons que le Christ nous exemptera de telles afflictions, notre foi pourrait s’étioler lorsque nous y serons confrontés. À l’inverse, Jean cherche à fortifier notre foi en nous exhortant à persévérer dans les épreuves. Nous ne sommes pas appelés à fuir le monde, mais à y témoigner du Christ.
Troisièmement, la pensée « Left Behind » est étroitement liée à la croyance selon laquelle l’entité nationale/politique d’Israël jouit d’un statut supérieur à celui des autres peuples et nations, notamment en raison d’une association entre sionisme et exceptionnalisme américain tout au long de l’histoire moderne.
Mais l’enseignement explicite du Nouveau Testament, y compris de l’Apocalypse, est que tous les peuples de la terre sont également chéris par Dieu. Le Père désire que chaque groupe de personnes fasse l’expérience de son amour et de sa grâce par l’intermédiaire de Christ (Ac 10.34-35 ; 2 P 3.9). D’un point de vue biblique et théologique, aucune entité nationale, y compris l’Amérique ou Israël, ne bénéficie d’une faveur spéciale aux yeux de Dieu. Prétendre le contraire peut grandement entraver la diffusion de l’Évangile dans le monde.
Avec la polarisation croissante à l’œuvre aux États-Unis et la fréquente dénonciation des valeurs judéo-chrétiennes traditionnelles considérées comme l’expression d’un nationalisme blanc, il est vital pour nous de réaffirmer que les enseignements de l’Écriture, le salut offert par Dieu et ses promesses sont également accessibles à tous les peuples. Cette idée n’est pas imposée arbitrairement à l’Écriture, mais découle directement d’une saine exégèse.
Si le but de l’Apocalypse n’est pas de nous donner une carte des événements de la fin des temps, à quoi sert-elle et pourquoi en avons-nous besoin ? Le but de l’Apocalypse est de motiver les croyants par un message d’espoir. Jésus a déjà vaincu le mal ! Nous n’attendons pas l’enlèvement, l’Antichrist ou Armageddon. Nous attendons Jésus. Dans son amour, Dieu pourrait encore patienter, mais lorsque Jésus reviendra enfin, il apparaîtra triomphalement pour juger le mal ainsi que pour reconquérir et renouveler la création.
Entre-temps, les croyants continuent de « lutter » en son nom, non pas contre la chair et le sang, mais contre les puissances invisibles de ce monde (Ep 6.12). Et notre victoire s’obtient paradoxalement par la souffrance et le don de soi. De même que le Christ a accompli la rédemption du monde par sa mort sacrificielle, ses disciples sont appelés à devenir des instruments de restauration par leur obéissance et leur persévérance dans le message de la Croix.
Le chemin de la victoire dans l’Apocalypse est à la fois contre-intuitif et contre-culturel. L’idée d’un enlèvement futur au moyen duquel les croyants échapperaient à la tribulation en étant transportés surnaturellement au ciel passe complètement à côté de l’objectif du livre. Pire encore, s’attendre à ce que le Christ revienne à la fin des temps pour vaincre ses ennemis par une guerre terrestre, c’est commettre la même erreur que le peuple juif au premier siècle qui attendait de son Messie qu’il renverse Rome.
Placer notre espoir dans un Messie qui triompherait grâce à un pouvoir supérieur et à la puissance militaire, c’est adhérer à l’idéologie de ce monde plutôt qu’à celle de l’Agneau, immolé mais toujours debout. Le Messie que nous suivons est celui qui a acquis sa victoire par une mise à mort publique humiliante et douloureuse.
Toute cette richesse est perdue lorsque nous considérons l’Apocalypse comme une série d’événements à décoder. Lire ce livre à travers un autre prisme que le sien entrave gravement notre capacité à saisir sa portée missionnelle et spirituelle. Comment éviter cet écueil et s’approprier le message de l’Apocalypse d’une manière qui renforce notre foi, transforme notre théologie et soit en bénédiction pour la création de Dieu ?
Tout d’abord, nous devons étudier les Écritures dans leur contexte. Si nous lisons l’Apocalypse dans le contexte des Évangiles (et du reste du NT), l’image d’un messie militaire revenant pour massacrer ses ennemis n’a aucun sens. Il faut également tenir compte du genre du livre. L’Apocalypse relève de la littérature apocalyptique, qui use de symboles pour nous permettre de voir la réalité sous un angle différent. Une apocalypse ne nous parle pas de la fin du monde, mais fait quelque chose de bien plus important : elle révèle la véritable nature du monde.
En fait, le mot français apocalypse provient du mot grec apocalypsis, qui signifie « révélation », et non « fin du monde », tel qu’on l’imagine souvent dans la culture populaire. Le livre de Jean s’intitule d’ailleurs « Revelation » en anglais. Si cela ne suffisait pas à nous convaincre, Jean lui-même nous dit que ses visions sont symboliques (1.1), une nuance qui est souvent occultée dans les traductions. La Holman Christian Standard Bible se rapproche le plus du sens précis en traduisant que Christ a « signifié » son message à Jean (comme le font en français la version Darby ou la Nouvelle Bible Segond) et en ajoutant une note de bas de page indiquant que le verbe employé signifie qu’il a « fait connaître par des symboles ».
Deuxièmement, le fait de voir la réalité du point de vue de Dieu devrait galvaniser notre engagement dans la mission dans le monde. Le message de Jean sur la persévérance victorieuse face à l’hostilité était initialement destiné à refaçonner l’identité et l’orientation des premiers chrétiens sous la domination de Rome en les exhortant à surmonter la pression du compromis avec une société païenne. De la même manière, ce message devrait nous motiver à incarner la vérité de l’Évangile dans un monde qui rejette le Christ et son royaume.
Jean enseigne que Dieu s’oppose au mal et combat au nom de la justice, et qu’il vaincra un jour de manière décisive toutes les forces des ténèbres dans les domaines terrestre et spirituel. Mais pour l’instant, Dieu choisit d’agir principalement par l’intermédiaire de l’Église et de ses saints. Nous devons donc lutter publiquement pour la vérité, la bonté et la justice et nous opposer au mensonge, à l’injustice et au mal en faveur de tous les groupes de population. Nous devons résister à la tentation de nous aligner sans discernement sur des idéologies populaires ou politiquement opportunes, même si nous finissons par être persécutés pour notre refus de nous joindre au mouvement, sachant que nous serons prêts pour toute épreuve.
Enfin, éclipse solaire ou pas, nous sommes appelés à vivre chaque jour comme s’il s’agissait du dernier. Que Jésus revienne dans un jour, dans un mois ou dans mille ans, nous sommes appelés à prendre publiquement la parole et à incarner de manière sacrificielle la vérité de l’Évangile. Nous ne pouvons connaître ni le jour ni l’heure, mais l’Écriture nous dit que le retour de Jésus se rapproche de jour en jour (Mt 25.13 ; 1 P 4.7). De ce côté-ci de l’éternité, cette vérité biblique devrait réorienter toutes nos activités, nos objectifs, nos projets et nos relations.
Nous vivons la fin des temps. Qu’en ferons-nous ?
Andrea L. Robinson est professeure au Huntsville Bible College, conférencière interconfessionnelle et autrice de nombreuses publications sur l’Apocalypse, l’eschatologie et l’écothéologie.