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La pensée évangélique sur la foi et le travail néglige les classes ouvrières.

Pourra-t-elle toucher les évangéliques en dehors des professions hautement valorisées ?

Christianity Today December 18, 2023
Illustration d’Eleanor Shakespeare

Imaginons que nous sommes jeudi soir et que vous vous installez sur votre canapé après le repas. Juste avant d’allumer la télévision, vous faites une pause, vous respirez, vous fermez les yeux et vous réfléchissez un instant à votre journée de travail.

Saving the Protestant Ethic: Creative Class Evangelicalism and the Crisis of Work

Que ressentez-vous ? Vous sentez-vous anxieux et dépassé ? Satisfait et accompli ? Frustré et épuisé à la suite d’une interaction difficile avec un collègue de travail ? Ou bien votre esprit déconnecte-t-il, évitant complètement de penser au travail ?

Pour certains, peut-être la roue de l’ambition tourne-t-elle encore et, au lieu de regarder une série, vous décidez d’ouvrir votre ordinateur portable et de travailler jusqu’à votre coucher. Si cette description vous correspond, vous pourriez être ce qu’Andrew Lynn appelle un « évangélique de la classe créative ».

Lynn, sociologue à l’université de Virginie, est l’auteur de Saving the Protestant Ethic: Creative Class Evangelicalism and the Crisis of Work (« Sauver l’éthique protestante : l’évangélisme de la classe créative et la crise du travail »). Dans son livre, il passe en revue l’histoire et l’état actuel de ce que certains appellent aux États-Unis le « faith and work movement » (« Mouvement foi et travail »), qu’il décrit comme un « effort très organisé et bien doté en ressources pour renégocier la place de l’évangélisme de la classe créative et sa relation avec le pouvoir au sein des institutions et des structures sociales qui constituent la société américaine d’aujourd’hui ».

Lynn affirme que ce courant contemporain est d’abord né pour répondre aux besoins d’une niche restreinte de chrétiens : des évangéliques très instruits cherchant un sens à leur travail et une place dans une culture de plus en plus séculière. À partir des années 1980, alors que les évangéliques commençaient à obtenir des diplômes universitaires et entraient dans l’économie du savoir en plus grand nombre que jamais, il était de plus en plus question de combler le « fossé entre le dimanche et le lundi ». Rejetant l’idée que le travail n’est qu’une nécessité pour gagner de l’argent, une foule croissante de professionnels évangéliques ont voulu donner un sens théologique à leur nouveau succès.

La façon dont nous en sommes arrivés là est une histoire intéressante, qui commence avec le fondamentalisme après la guerre de Sécession. À la publication de la Bible d’étude Scofield en 1909, une préoccupation frénétique pour l’eschatologie et le « salut des âmes » s’est installée. Le financement des ministères qui y répondaient est devenu une priorité absolue, et le travail n’était qu’un moyen de fournir ces fonds qui, selon les termes d’un auteur, devaient être « échangés » contre la « monnaie du ciel ».

Par la suite, des leaders évangéliques comme Billy Graham abandonnèrent de nombreux éléments de ce premier fondamentalisme. Mais le réseau d’instituts bibliques, de camps d’été, de médias et de ministères paraecclésiaux qui en avaient découlé se concentrait toujours sur les œuvres « spirituelles » plutôt que « terrestres ». On peut ainsi encore par exemple entendre des échos de cet état d’esprit dans le célèbre Une vie motivée par l’essentiel de Rick Warren publié au début des années 2000, qui déclare : « Les conséquences de votre mission seront éternelles ; les conséquences de votre travail ne le seront pas. »

En cours de route, cependant, plusieurs chefs d’entreprise chrétiens de premier plan ont commencé à se demander si leur travail pourrait avoir de l’importance pour Dieu au-delà de l’argent qu’ils en retiraient. Lors d’une « Croisade des laïcs chrétiens » en 1941, l’inventeur et ingénieur R. G. LeTourneau déclarait : « nous allons vendre aux laïcs l’idée qu’ils doivent travailler pour Jésus-Christ sept jours sur sept ou renoncer à s’appeler chrétiens. » Les décennies suivantes ont vu l’avènement d’organisations telles que la Full Gospel Business Men’s Fellowship International (1952), la Laity Lodge (1961) et la Fellowship of Companies for Christ International (1977). Dans les années 1980 et 1990, des dizaines d’autres ont été fondées.

Du milieu des années 1980 au milieu des années 2010, une foule de livres, de conférences et de donateurs ont alimenté tout un courant de chrétiens affirmant que le travail lui-même — et pas seulement le salut des âmes — était important pour Dieu. Il en est né quatre approches pour envisager comment la foi chrétienne devrait influencer notre travail.

Comme le décrit Lynn, chacune d’entre elles était incarné par un groupe distinct. Le premier était celui des évangélistes, pour qui la foi au travail signifiait principalement l’évangélisation sur le lieu de travail. En deuxième venaient les gagneurs. Des personnalités du monde des affaires comme J. C. Penney et Henry Parsons Crowell, propriétaire de la société Quaker Oats, popularisèrent l’idée que le travail d’entreprise lui-même était doté d’une valeur spirituelle. Les notions d’« intendance » et de « propriété » de Dieu permirent de redéfinir le travail en tant qu’arène d’influence sanctificatrice.

Le troisième groupe, qui découle de l’approche la plus commune au sein de l’évangélisme contemporain, est celui des intégrateurs de la foi et du travail. Des penseurs comme Dorothy Sayers et des personnalités moins connues comme David Moberg, professeur à l’université Marquette, ont rappelé aux évangéliques qu’être créé à l’image de Dieu signifie être créé à l’image d’un créateur. Le travail a de la valeur simplement parce que Dieu travaille et nous appelle à faire de même.

Lynn identifie également un dernier groupe, celui des activistes, qui appelle les chrétiens à rechercher le bien commun au moyen de leur travail. Leurs rangs étaient moins importants que ceux des intégrateurs, en partie parce que certains évangéliques étaient sceptiques quant aux appels à considérer le travail comme un moteur de promotion de la justice ou du changement social.

Mais les intégrateurs ont surtout bénéficié de tendances démographiques plus larges. Dans les années 1970 et au début des années 1980, de plus en plus d’évangéliques ont obtenu des diplômes universitaires et sont entrés dans l’économie du savoir. Ils se sont ensuite montrés réceptifs aux messages qui affirmaient que leur travail était une forme de service à Dieu et au prochain.

Cependant, de quel travail était-il question ?

Lynn note que deux groupes ont souvent été négligés dans les conversations sur la foi et le travail : les femmes et les ouvriers. Dans l’ensemble, ce sont des chefs d’entreprise qui ont été à la pointe de la réduction du fossé entre le sacré et le séculier, et les participants aux conférences sur la foi et le travail étaient généralement des hommes blancs ayant fait des études supérieures. Au fil du temps, les termes de « vocation » et d’« appel » ont souvent été associés dans ce contexte aux entrepreneurs, aux avocats et à d’autres professionnels « créatifs » ou de statut social élevé.

Lynn reproche également à ces mouvements d’être trop sensibles à l’influence de la droite politique. Il estime que des organisations telles que l’Acton Institute, la Kern Family Foundation et l’Institute for Faith, Work & Economics ont christianisé le capitalisme de laisser-faire, détourné les évangéliques des causes progressistes et même abaissé les standards éthiques d’un travail qui honore la dignité conférée par Dieu à tous les êtres humains.

Mais cet élan a largement réussi à faire passer les évangéliques d’une position de retranchement et de séparatisme culturel à un esprit de gestion et de production. Soutenus par la théologie de l’engagement public du théologien et homme d’État néerlandais Abraham Kuyper, des leaders comme Timothy Keller et le Center for Faith & Work dépendant de son ministère ont encouragé ce changement. Le livre Faith in the Halls of Power, publié en 2007 par le sociologue Michael Lindsay, met ainsi en lumière l’implication des évangéliques dans les hautes sphères des médias, des affaires, du gouvernement, du divertissement et de l’enseignement supérieur.

Lynn reconnaît que les conversations sur la foi et le travail ne sont pas faciles à mener à une époque où la méfiance à l’égard des institutions ne cesse de croître. Dans un tel climat, écrit-il, « l’ascèse intérieure permettant une participation fervente aux institutions séculières semble difficile à vendre ». Le problème est particulièrement aigu pour les chrétiens qui travaillent aux niveaux inférieurs de ces institutions et n’ont guère de pouvoir pour les changer.

Aux risques de résistance ou d’indifférence s’ajoute peut-être un danger encore plus grand : l’attrait de l’accommodation culturelle. Lynn se demande si ces mouvements ne deviendront pas leurs propres « fossoyeurs » en « faisant passer les évangéliques d’institutions sous-culturelles centrées sur les spécificités évangéliques à l’admission pleine et entière dans les principales institutions de la société ». Il s’agit là d’un avertissement historique : dans la seconde moitié du 20e siècle, les églises traditionnelles étaient remplies d’élites éduquées qui jouaient un rôle de premier plan dans la société, mais cela n’a pas stimulé le réveil en leur sein. Il serait triste de voir les mouvements réfléchissant à la foi et au travail pousser les croyants à occuper des postes à responsabilités pour ensuite les voir changer par le monde au lieu de changer celui-ci pour Christ.

Malgré ces avertissements, je garde espoir pour ces mouvements. Les chrétiens continueront à travailler et à se demander ce que leur foi signifie pour ce travail. Cependant, étant moi-même profondément impliqué dans ces questions, j’aurais trois suggestions à faire.

Premièrement, les évangéliques appartenant aux classes plus formées devraient s’engager à utiliser leur pouvoir en faveur des personnes vulnérables, non seulement dans la société en général, mais aussi sur leur propre lieu de travail. Ils devraient également accorder plus d’importance aux préoccupations des syndicats. Les évangéliques pourraient travailler à redécouvrir l’enseignement social catholique sur ce sujet, ou au moins se souvenir de l’époque où les wesleyens, les méthodistes libres et les rassemblements de l’Armée du Salut défendaient les droits des travailleurs.

Deuxièmement, tout en continuant à affirmer que le travail est important pour Dieu, nous devrions reconnaître à quel point les travailleurs se sentent anxieux, stressés et accablés. Les mouvements américains réfléchissant à la foi et au travail ont souvent été orienté vers le pouvoir et l’influence culturelle, mais l’avenir, je le crois, sera enraciné dans la formation spirituelle. Le travail n’est pas seulement une question de succès, d’influence ou même d’impact pour l’Évangile — il s’agit de ce que nous devenons en tant que disciples du Christ. Des puritains comme John Cotton, qui ont contribué à façonner l’éthique protestante du travail, ont mis en garde contre le fait que faire de son travail « le bien le plus précieux » ne conduirait qu’à un matérialisme égoïste. Lynn (et d’autres) ont raison de considérer la vitalité spirituelle comme le fondement non seulement du travail, mais aussi de toute la vie.

Enfin, le bon développement de ces mouvements dépend d’un enracinement plus profond dans les communautés ecclésiales locales. Lynn souligne utilement que des églises non anglophones ont excellé dans la création de liens communautaires et « d’identités collectives qui résistent à certaines des pressions excessives du capitalisme et du carriérisme ». En effet, l’une des caractéristiques historiques de l’éthique protestante réside dans les communautés qui offrent refuge et solidarité aux travailleurs confrontés à des conditions dangereuses, des exigences étouffantes ou l’instabilité économique. Dans ce qu’elle fait de meilleur, remarque Lynn, l’Église attire les gens « vers des formes de relations sociales qui ne sont pas déterminées par le statut, la richesse ou la réussite ». À quoi pourrait ressembler le fait de centrer notre identité sur nos communautés locales plutôt que sur nos titres professionnels ?

En résumé, une approche de la foi au travail qui touche un plus grand nombre de chrétiens impliquera de mettre à nouveau l’accent sur la justice, la formation spirituelle et l’Église. Peut-être un plus grand nombre d’entre nous pourront-ils alors se réjouir de se reposer après une longue journée et de respirer la paix profonde de savoir qu’ils ont passé cette journée à travailler simplement avec Dieu.

Jeff Haanen est le fondateur de l’Institute for Faith & Work de Denver. Il est l’auteur de Working from the Inside Out: A Brief Guide to Inner Work That Transforms Our Outer World (« Travailler de l’intérieur vers l’extérieur : un petit guide du travail intérieur qui transforme notre monde extérieur »).

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