Qui paie le prix des grossesses non désirées ?

Les premiers opposants à l’avortement aux États-Unis soutenaient les mesures d’assistance aux mères. Pourquoi certains se sont-ils éloignés de cette approche ?

Christianity Today July 29, 2022
Illustration by Mallory Rentsch / Source Images: Paul Taylor / Getty / Enrique Guzman Egas

Les grossesses accidentelles ont un réel coût humain. Elles changent profondément la vie des femmes qui se retrouvent enceintes d’un enfant qu’elles n’avaient pas prévu et qu’elles ne se sentent peut-être pas équipées pour prendre en charge.

Les législations favorables à l’avortement proposent une manière de gérer ces coûts. Ceux qui s’y opposent en voient d’autres. À la suite du renversement de l’arrêt Roe vs Wade par la Cour suprême américaine dans l’affaire Dobbs vs Jackson Women’s Health Organization, mon fil Twitter a été envahi de partisans des deux camps exprimant soit leur indignation, soit leur jubilation face à ce transfert des coûts.

Les opposants à l’avortement se réjouissent du fait que, en tout cas dans de nombreux États conservateurs, l’enfant à naître n’aura plus à payer le prix d’une grossesse non désirée. Les défenseurs du libre choix de la femme sont scandalisés par le fait que, dans ces mêmes États, les femmes devront désormais supporter ce coût dans une mesure plus importante encore qu’auparavant. Roe vs Wade était pour eux une décision historique en matière de droits des femmes. Son annulation les indigne profondément.

Mais il se pourrait que ni Roe ni Dobbs ne représentent une manière pleinement chrétienne de répartir les coûts humains associés aux grossesses en situation difficile. C’est toute la réflexion de chrétiens soucieux de préserver la vie humaine qui ne se satisfont ni des résultats de Roe ni de ceux, probables, de Dobbs.

L’histoire du mouvement pro-vie apporte un éclairage sur ces défis qui demeurent. Elle offre également quelques repères pour l’avenir.

Roe vs Wade transfère les coûts aux enfants à naître

Roe vs Wade, qui fut largement soutenue par les protestants et juifs libéraux et les Américains non religieux, reposait sur le principe qu’il était injuste et inconstitutionnel pour l’État d’imposer à la femme les coûts d’une grossesse non désirée en la forçant à rester enceinte contre sa volonté.

Cependant, il demeure inévitablement un coût associé à chaque grossesse accidentelle. Qui doit assumer celui-ci ? Dans le cas des grossesses qui se terminent par un avortement, c’est le fœtus qui paie le prix fort. Roe comprenait une longue explication de la raison pour laquelle ce transfert de coût ne constituait pas une violation des droits du fœtus puisque, comme le déclarait la décision de la Cour suprême, le fœtus non viable n’était pas un citoyen doté de droits constitutionnels. La femme enceinte, en revanche, avait des droits constitutionnels, et ces droits comprenaient celui de mettre fin à sa grossesse.

Pour les féministes pro-choix, ce transfert des coûts de la femme au fœtus semblait parfaitement juste. Si les femmes étaient des êtres humains à part entière, pourquoi leurs droits devraient-ils être ignorés en faveur des droits d’un fœtus, dont le caractère personnel (surtout au cours du premier trimestre de la grossesse) était pour le moins discutable ? À leurs yeux, agir ainsi constituait une grave violation des droits les plus fondamentaux des femmes.

Plus les défenseurs des droits reproductifs défendaient le droit des femmes à l’égalité et à l’autonomie corporelle, plus ils tendaient à minimiser la vie du fœtus. Si le fœtus devait supporter la majeure partie du coût de la grossesse non désirée en se voyant refuser une chance de vivre, les discussions sur la réalité de ce coût devenaient profondément inconfortables. Ils étaient très à l’aise pour parler des droits des femmes. Cependant, lorsqu’on les interrogeait directement sur la vie du fœtus, les défenseurs américains du droit à l’avortement dans les années 1970 avaient tendance à dire que le fœtus n’était pas une personne et que, de toute façon, sauver un enfant potentiel d’une naissance dans une situation où il n’était pas désiré était en réalité un acte de miséricorde.

En d’autres termes, ils minimisaient le coût humain que les politiques d’avortement permissives imposaient au fœtus.

La vision initiale du mouvement pro-vie sur l’aide sociale aux femmes

Le mouvement pro-vie fut fondé sur le principe que le fœtus était une personne humaine à part entière. Si tel était le cas, il était profondément immoral et injuste d’obliger le fœtus à payer de sa vie le prix d’une grossesse non désirée.

Pour de nombreux militants pro-vie, les efforts du mouvement en faveur du droit à l’avortement pour nier l’identité humaine et les droits constitutionnels du fœtus étaient analogues aux efforts des esclavagistes pour nier l’identité humaine et les droits constitutionnels des Noirs au 19e siècle. En défendant les droits du fœtus et la valeur de la vie fœtale, le mouvement pro-vie faisait appel à certains des mêmes principes libéraux en matière de droits humains que le mouvement pro-choix. Mais les pro-vie furent aussi confrontés à une tension inconfortable avec un principe qui, dans les années 1970, devenait de plus en plus important pour de nombreux progressistes : l’égalité entre hommes et femmes.

Les pro-vie qui se considéraient comme féministes estimaient que l’égalité entre les sexes n’était pas en jeu dans le débat sur l’avortement. De nombreux pro-vie du début des années 1970 pensaient que le poids des grossesses non désirées pouvait être atténué par un accès élargi aux soins de santé prénataux et maternels, ainsi que par des services de garde d’enfants financés par le gouvernement et de meilleures politiques d’adoption.

Les militants pro-vie de l’époque soutenaient uniformément que les femmes ne devraient jamais être punies pour l’avortement, car ils considéraient les femmes qui mettaient fin à leur grossesse non comme des agresseurs, mais comme des victimes de l’industrie de l’avortement et de la révolution sexuelle.

L’avortement était émotionnellement et physiquement coûteux pour les femmes, pensaient-ils — bien plus coûteux, en fait, qu’une grossesse (même non désirée). Par là, ils contestaient directement les affirmations du mouvement pour les droits reproductifs. Mais à leurs yeux, le militantisme anti-avortement protégeait à la fois les droits des enfants et des femmes. Selon les mots de Jack Willke et de sa femme, Barbara — parmi les militants pro-vie les plus influents de la fin du 20e siècle — c’était une façon « d’aimer les deux ».

L’alliance du mouvement pro-vie avec le conservatisme politique

La vision pro-vie consistant à transférer les coûts des grossesses accidentelles à la société plutôt qu’aux seules femmes individuelles fut par la suite entravée par les alliances politiques que les mouvements pro-vie conclurent avec le Parti républicain.

Bon nombre des premiers militants pro-vie étaient démocrates, mais lorsque le parti démocrate s’engagea de plus en plus à protéger le droit à l’avortement à la fin des années 70 et dans les années 80, ils se tournèrent vers les républicains. Or, le parti républicain, tout en s’ouvrant de plus en plus à l’idée de restreindre l’avortement, s’opposait à l’expansion du filet de sécurité sociale qui aurait aidé les femmes à faibles revenus à s’occuper de leurs enfants.

Certains pro-vie du milieu des années 1970, tels que Sargent et Eunice Shriver, soutenaient que la meilleure façon de réduire le nombre d’avortements au lendemain de l’arrêt Roe vs Wade était d’offrir aux femmes économiquement défavorisées une aide pour mener leur grossesse à terme, afin qu’elles soient moins enclines à recourir aux services d’avortement. Mais le mouvement pro-vie dominant, mené par des organisations telles que le National Right to Life Committee, rejeta cette approche et concentra tous ses efforts sur l’obtention de restrictions légales de l’avortement, même si cela nécessitait une alliance avec un parti qui rejetait le type de soutien aux femmes envisagé par les Shrivers.

Les catholiques politiquement libéraux qui dirigeaient le mouvement pro-vie à ses débuts n’avaient pas prévu que leur mouvement finirait aussi étroitement lié à une vision politique individualiste. Tout leur projet reposait sur le principe de la responsabilité sociale envers les moins fortunés. Mais la politique individualiste du conservatisme américain moderne — à laquelle une majorité d’évangéliques blancs ont adhéré, et qui bénéficie d’un très fort soutien dans le Sud — s’oppose à cette vision sociale généreuse.

Le conservatisme américain moderne a également rejeté la préoccupation du mouvement féministe pour l’égalité des sexes et l’équité sociale. Par conséquent, bien des opposants à l’avortement qui s’apprêtent à mettre en œuvre de nouvelles restrictions sur l’avortement dans les prochaines semaines ou les prochains mois ne sont pas particulièrement perturbés par l’idée que les femmes enceintes devront supporter les coûts des grossesses non désirées.

Certains de ceux qui se présentent comme « abolitionnistes de l’avortement » demandent même que les femmes qui se font avorter illégalement soient directement punies comme des meurtrières — une idée à laquelle le mouvement pro-vie s’oppose depuis un demi-siècle. Dobbs laisse le champ libre à cet état d’esprit politique. Mais malgré toutes les prédictions désastreuses des partisans du droit à l’avortement, cette décision de la Cour suprême ne fait qu’entériner des tendances déjà présentes.

Ce que disent les chiffres

Au cours des quatre dernières décennies — et surtout des dix dernières années — les avortements aux États-Unis sont devenus de plus en plus difficiles d’accès dans les États conservateurs et de plus en plus accessibles (et financés par l’État) dans les États progressistes.

Avant Dobbs, par exemple, une femme gagnant 17 000 dollars par an et enceinte de 11 semaines à Los Angeles ou à New York pouvait obtenir un avortement financé par des fonds publics dans sa propre ville, sans période d’attente obligatoire.

En revanche, si la même femme vivait à San Antonio, elle aurait dû faire 650 km pour se rendre à Shreveport, en Louisiane, attendre 24 heures après une échographie à la clinique, passer par une séance de consultation sur l’avortement, payer 500 $ en espèces pour l’avortement (puisqu’il n’y a pas de subventions médicales de base pour la plupart des avortements au Texas ou en Louisiane), puis faire à nouveau 650 km pour rentrer à San Antonio.

À présent, à la suite de Dobbs, elle devra parcourir près de 500 km supplémentaires pour se rendre à Albuquerque au lieu de Shreveport, puisque les cliniques d’avortement de Louisiane viennent de fermer. Il s’agit bien sûr d’un problème supplémentaire, mais probablement pas d’un changement suffisant pour dissuader la plupart des femmes prêtes à se rendre à Shreveport de parcourir les kilomètres supplémentaires jusqu’à Albuquerque.

Ainsi, l’effet global de cette nouvelle politique sur le taux d’avortement sera probablement très faible. Tant avant qu’après Dobbs, les États conservateurs ont obligé les femmes confrontées à des grossesses difficiles à supporter elles-mêmes le coût des interruptions de grossesse. Dobbs vient juste de rendre la chose encore plus flagrante.

Les militants pro-vie politiquement progressistes du début des années 1970 ne se seraient pas opposés à ce que l’avortement soit rendu plus difficile à pratiquer. Ils auraient même voulu aller beaucoup plus loin en incluant dans la loi une affirmation claire de la grande valeur de la vie du fœtus. Mais si l’on en croit leurs déclarations sur l’élargissement des filets de sécurité sociale, ils auraient probablement été consternés de découvrir que les États qui s’apprêtent maintenant à interdire l’avortement sont aussi, dans plusieurs cas, les États qui offrent le moins de prestations de soins de santé aux femmes enceintes à faible revenu.

Le Texas et le Mississippi — comme l’Alabama et plusieurs autres États conservateurs — ont refusé l’extension fédérale de l’assurance Medicaid qui permettrait de fournir une couverture médicale aux femmes dont les revenus ne s’élèvent pas au-delà de 138 % du seuil de pauvreté fédéral. Ainsi, lorsqu’une Texane ne gagnant que 10 dollars de l’heure donne naissance à un enfant, elle devra probablement assumer elle-même le coût financier et émotionnel de cette décision ; l’État ne l’aidera pas à transférer ce coût ailleurs.

L’idée que les femmes en proie à des grossesses difficiles ne reçoivent aucune aide sociale pour les aider dans le choix de la vie pour leurs enfants aurait été profondément décevante pour de nombreux militants pro-vie d’il y a un demi-siècle.

Comment envisager les choses en tant que chrétien pro-vie ?

Pour ceux qui, comme moi, croient que la vie humaine a une grande valeur dès le moment de la conception, la tentative de Roe vs Wade de transférer le coût des grossesses non désirées sur le fœtus était clairement injuste. Mais le cadre juridique actuel, qui obligera les femmes les plus vulnérables et marginalisées sur le plan économique à assumer à elles seules ces coûts, s’accorde mal avec les centaines d’exhortations bibliques à rechercher la justice pour les plus pauvres.

50 % des femmes qui demandent un avortement aujourd’hui aux États-Unis vivent sous le seuil de pauvreté, et 25 % d’autres ont des revenus à peine supérieurs à ce seuil. 60 % sont déjà mères d’au moins un enfant. Elles luttent souvent pour faire face à des situations instables qui les empêchent d’accueillir un autre enfant dans leur foyer si elles ne sont pas aidées.

Dans le climat politique que nous connaissons aujourd’hui, aucun État n’envisage sérieusement de mettre en place un cadre qui permettrait une véritable justice dans ces cas. Au lieu de cela, nous nous retrouverons d’un côté avec des politiques d’État tentant de conserver le cadre de Roe vs Wade en continuant d’offrir des avortements légaux et en faisant miroiter aux femmes la promesse de transférer le coût de leur grossesse accidentelle sur le fœtus. De l’autre côté, certains États interdiront aux femmes de le faire, mais en même temps ils n’offriront guère d’aide pour supporter les coûts que ces femmes devront supporter en donnant naissance à un enfant.

Quel que soit l’endroit où nous vivons, ceux d’entre nous qui accordent de l’importance aux femmes et aux enfants devront donc aider à supporter ces coûts. Il est plus important que jamais de faire ce que nous pouvons, par le biais de la politique publique et de la charité privée, pour créer une culture de la vie qui renforce aussi les possibilités offertes aux femmes.

Roe v. Wade ne l’a pas fait. Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization ne le fait pas vraiment non plus. Mais à la suite de cette décision, peut-être ceux d’entre nous qui se soucient de la vie humaine pourront ressusciter l’approche des premiers militants pro-vie et promouvoir l’idée que les coûts des grossesses non désirées ne devraient pas être reportés sur les enfants, mais que les femmes enceintes ne devraient pas non plus être forcées de les assumer seules.

Daniel K. Williams est professeur d’histoire à l’université de West Georgia et l’auteur de Defenders of the Unborn : The Pro-Life Movement before Roe v. Wade. Une version plus développée de cet article (en anglais) a été originellement publiée par The Anxious Bench sur Patheos. Reproduit avec autorisation.

Speaking Out est une rubrique d’opinion des invités de Christianity Today et (contrairement à un éditorial) ne représente pas nécessairement le point de vue de la publication.

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