Cet article a été adapté de la lettre de nouvelles de Russell Moore (en anglais).
Selon toute vraisemblance, la Cour suprême des États-Unis s’apprête à invalider l’arrêt Roe v. Wade qui, depuis 1973, consacre l’avortement légal comme un droit constitutionnel dans tout le pays. Comme on pouvait s’y attendre, cette décision n’est pas bien accueillie par les partisans de ce texte (soit une grande partie du pays, selon la plupart des sondages).
Certains suggèrent qu’il s’agit de la manifestation d’une sorte de théocratie douce — que les opposants à l’avortement, dits « pro-vie » imposent maintenant leurs vues religieuses au reste du pays. Pour d’autres, le problème n’est pas que les Américains pro-vie sont trop préoccupés par l’avortement, mais que ce débat n’est qu’un symptôme de problèmes plus profonds encore : le suprémacisme blanc et le nationalisme chrétien.
Le premier argument remonte presque à l’époque de l’arrêt de 1973 : l’idée est que la plupart des personnes qui s’opposent à l’avortement le font en raison d’un engagement religieux. Bien sûr, on peut trouver ici ou là un opposant athée à l’avortement, mais la plupart des personnes présentes à la « Marche pour la Vie » qui a lieu chaque année à Washington ou qui travaillent dans les centres de crise pour femmes enceintes que l’on trouve partout dans le pays sont des catholiques romains, des protestants évangéliques ou, parfois, des juifs orthodoxes.
S’opposer à l’avortement légal reviendrait donc à imposer une certaine position religieuse à d’autres personnes, et donc à violer la liberté religieuse de ceux qui ne croient pas que le fœtus est une personne humaine.
Cela serait vrai, bien sûr, si ce que l’on cherchait à faire était d’imposer un dogme religieux. C’est pourquoi je suis opposé, par exemple, à ce que les enseignants des écoles publiques fassent une invitation ouverte à recevoir l’Évangile à la fin d’une période de cours ou à ce que des conseils municipaux affirment que la Trinité est la vérité. Une religion ne peut et ne doit pas être imposée.
Je crois en la liberté religieuse pour tous — juifs, musulmans, wiccans, athées, frères et sœurs chrétiens évangéliques, etc. — parce que je crois aux principes fondateurs de ce pays. Mais j’y crois aussi parce que je crois, sur la base de la révélation biblique, que l’Évangile doit être reçu par la foi, et non par la force.
Je me soucie de ne pas contraindre les gens à accepter mes doctrines religieuses, non seulement parce que je pense que ce serait mauvais pour la société, mais aussi parce que je pense que cela fausse l’Évangile et nuit à l’Église. Mais cela ne signifie pas que les motivations religieuses ne doivent pas influencer les préoccupations des chrétiens, ou d’autres personnes.
Il y a aujourd’hui toutes sortes de causes dont on peut se préoccuper. La question est toujours de savoir pourquoi quelqu’un est motivé à prêter attention à l’une ou à l’autre. Dans ma région, le travail avec les réfugiés afghans pour les aider à se réinstaller, à trouver du travail et à subvenir aux besoins de leur famille est effectué par des personnes qui ont de multiples raisons de se mobiliser.
L’un sera peut-être, comme moi, un chrétien évangélique qui croit qu’il doit se soucier des personnes qui se trouvent en situation de vulnérabilité, parce que sa propre histoire en Christ passe par des ancêtres qui ont dû fuir loin de Pharaon ou d’Hérode. Une autre personne se soucie peut-être de ces réfugiés parce qu’elle a été elle-même réfugiée de Cuba il y a une génération et se sent proche de ceux qui souffrent de cette manière.
Un autre peut être un vétéran de la guerre d’Afghanistan qui a vu l’humanité des Afghans souffrant sous le régime des taliban et veut donc les aider. Un autre encore condamne la politique du président Joe Biden et est motivé par le fait qu’il rend l’administration qui s’est retirée d’Afghanistan responsable de cette souffrance.
Chacun d’entre nous sert les réfugiés pour des motifs très différentes, que nous ne partageons souvent pas entre nous. Et les motifs qui nous animent ne disent pas nécessairement si l’action en elle-même est bonne ou mauvaise.
Dans certains endroits, des lois sont élaborées pour sanctionner les sans-abri qui dorment dans les parcs publics. La personne qui s’oppose à cela parce qu’elle se rend compte qu’elle ne peut pas maltraiter les sans-abri alors que Jésus lui-même était sans abri impose-t-elle sa religion à tous les autres ? Non. Elle vous dit simplement pourquoi elle est motivée à se préoccuper de certains êtres humains.
Sa religion lui dicte ses responsabilités envers son voisin sans-abri, et le fait de considérer ces personnes comme des êtres humains n’est pas un enseignement spécifiquement religieux. Le fait que le Coran dise aux musulmans de se soucier des pauvres ne transforme pas les refuges pour sans-abri en émanation de la charia. Que la Bible demande aux chrétiens de prendre soin des « veuves et des orphelins dans leur détresse » (Jacques 1.27) ne transforme pas les réseaux de familles d’accueil en un marqueur de théocratie.
La deuxième accusation souvent portée, à savoir que l’enjeu du mouvement pro-vie est en fait la suprématie blanche, paraît plausible à beaucoup de gens à l’heure actuelle. De terribles réalités se sont manifestées dans l’Église et dans le monde au cours des dernières années, sur lesquelles j’ai écrit à plusieurs reprises.
Le nationalisme chrétien est une réalité. C’est une menace pour le témoignage de l’Église, et une répudiation de l’Évangile de Jésus-Christ. Et, en effet, nous avons parfois vu des aspects du discours pro-vie repris par des personnes dont les points de vue — sur les femmes, les réfugiés, les personnes handicapées et autres catégories vulnérables de la population — ne reflètent en aucune façon une vision « pro-vie » holistique, intègre et cohérente.
Dans son livre Bad Faith : Race and the Rise of the Religious Right (« Mauvaise foi : race et émergence de la droite religieuse »), l’historien Randall Balmer repousse l’idée que l’arrêt Roe v. Wade concernant l’avortement soit à l’origine de l’engagement des évangéliques dans l’action politique, la décrivant comme un mythe. Balmer affirme que le facteur déterminant était, en fait, la réaction des conservateurs religieux aux initiatives de l’administration visant à supprimer les exonérations fiscales accordées à des écoles privées perpétuant la ségrégation raciale et gérées par des groupes religieux.
Balmer n’est pas le seul à défendre cette thèse.
Il y a près de 30 ans, l’historien Godfrey Hodgson citait le pasteur Ed Dobson, un fidèle collaborateur du chef de file évangélique Jerry Falwell père, affirmant : « La nouvelle droite religieuse n’est pas née d’une préoccupation pour l’avortement. J’étais assis dans l’arrière-salle sans fumée de la Majorité morale, et je ne me souviens franchement pas que l’avortement ait jamais été mentionné comme une raison pour laquelle nous devrions faire quelque chose. »
Au cours des dernières années, beaucoup de choses ont été révélées. Nous avons vu de nombreux leaders chrétiens défendre des causes morales qui, par la suite, ont semblé leur importer moins que le pouvoir qu’ils pouvaient retirer de leur défense. Cela peut être déstabilisant.
Vous avez peut-être déjà entendu un pasteur prêcher sur l’évangélisation avant de vous rendre compte qu’il ne cherchait en fait qu’à engranger des chiffres pour son empire personnel. Mais cette utilisation cynique du mandat missionnaire donné par Jésus signifie-t-elle que le mandat missionnaire est un mensonge ?
Utiliser l’appel à l’évangélisation est astucieux précisément parce que l’on exploite quelque chose de vrai à des fins mensongères. Cela ne signifie pas que tous ceux qui témoignent de porte à porte ou ont le courage de parler de la foi avec leurs voisins sont motivés par l’ego et le pouvoir.
Même du point de vue le plus cynique, la question n’est pas de savoir si certains dirigeants ont utilisé l’avortement alors que leurs véritables objectifs étaient plutôt des choses incompatibles et immorales. La question est, si tel était le cas, pourquoi mettre l’accent sur l’avortement ? Pourquoi ne pas simplement mobiliser les gens pour protéger la ségrégation ? On ne peut mobiliser les gens qu’avec quelque chose qui les intéresse vraiment.
Si l’on va au-delà des détenteurs du pouvoir et des politiciens, on découvre d’innombrables petits ministères pro-vie dans tout le pays, où les gens croient sincèrement qu’il faut s’occuper de la souffrance de leur prochain : l’enfant à naître qui risque de mourir, la femme enceinte exposée à la violence ou à la pauvreté, ou l’enfant né qui a besoin de nourriture ou d’un foyer.
Y a-t-il des personnes qui utilisent l’opposition à l’avortement comme une simple arme pour pousser d’autres à soutenir des candidats ou des politiques par ailleurs répréhensibles ? Oui. Existe-t-il des employeurs favorables à l’avortement qui font pression sur les femmes parce qu’ils refusent d’apporter le soutien et les avantages nécessaires aux femmes ayant de jeunes enfants ? Bien sûr. Est-ce que l’un ou l’autre cas disqualifie la question centrale ? Non. Il y a aussi des gens qui ne soutiennent la démocratie que parce que c’est la manière dont ils peuvent obtenir des voix pour occuper un poste. Cela ne signifie pas pour autant que la démocratie se résume à cela.
Ne laissez pas vos alliés déterminer qui est votre prochain.
Un jour, alors que j’organisais un événement sur la dignité humaine, du sein maternel à la tombe, quelqu’un m’a dit qu’il participerait, mais seulement si je promettais de ne pas mentionner les questions de race, de réfugiés ou d’enfants migrants. Pour lui, « pro-vie » ne s’appliquait qu’à l’avortement.
J’ai demandé si nous pouvions aussi parler d’adoption et de famille d’accueil. Il était d’accord. J’ai demandé si nous pouvions parler de l’injustice de l’euthanasie. Il a dit oui. De l’exploitation sexuelle des femmes et des jeunes filles ? Oui. Du génie génétique et d’autres questions de bioéthique ? Oui. J’ai finalement compris qu’il ne voulait pas que l’on parle de race, de migrants ou de réfugiés, car cela lui causerait des problèmes avec ses alliés politiques.
On me poussait donc à rendre certaines personnes invisibles parce que la reconnaissance de leur présence aurait été gênante pour quelqu’un qui avait du pouvoir. Mais pour moi, cela ressemblait trait pour trait à la culture qui promeut l’avortement, et j’ai refusé d’éviter de parler de ces personnes « gênantes ».
J’ai aussi vu ce phénomène à l’œuvre dans l’autre sens. Des personnes travaillent assidûment sur les questions relatives aux migrants, aux réfugiés, aux victimes de la traite des êtres humains ou aux pauvres, mais sont embarrassées lorsque l’on mentionne les enfants à naître — non pas parce qu’elles ne croient pas que les enfants à naître sont des personnes qui méritent d’être protégées, mais parce que prendre position sur ce sujet les associerait à des personnes qu’elles n’aiment pas ou ne respectent pas.
Dans un sens ou dans un autre, Jésus nous a dit que définir notre prochain en fonction des attentes de notre clan ne peut mener à rien de bon. C’est pour cette raison qu’il a choisi un Samaritain comme prochain dans sa parabole sur l’homme au bord de la route de Jéricho. C’est aussi pour cela que Jésus ne s’est pas soucié du fait que ses compatriotes juifs pensaient qu’il ne devait pas parler à Zachée parce qu’il était un collecteur d’impôts collaborant avec Rome (Luc 19.1-10). Jésus s’est soucié de Zachée, non de son statut dans son groupe social.
Et nous devrions faire de même.
Si les enfants à naître sont faits à l’image de Dieu, et je crois qu’ils le sont, prenons soin d’eux. Si les femmes sont à l’image de Dieu, et je crois qu’elles le sont, prenons soin d’elles. Si le suprémacisme blanc et le nationalisme chrétien sont le fait du diable — et je crois qu’ils le sont — opposons-nous à eux.
Soyons pro-vie même si cela met mal à l’aise certains de nos alliés dans d’autre causes de justice sociale et sachons nous engager dans ces autres causes, même si cela met mal à l’aise certains de nos alliés pro-vie. Et chaque fois que notre groupe nous dira que le prix de notre admission est de rendre une autre catégorie de personnes invisible à nos yeux, sachons affirmer que ce prix est trop élevé.
Russell Moore dirige le programme de théologie publique de Christianity Today.
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