La colère de Dieu est-elle le cœur de la Croix ?

La colère de Dieu contre le péché est bien réelle, mais il n’a pas « détourné sa face » du Fils crucifié.

Christianity Today April 19, 2022
Pearl / Lightstock

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ces mots sont ceux de Jésus suspendu à la croix (Mt 27.46 ; Mc 15.34). Ils sont poignants et émouvants, et on pourrait difficilement surestimer leur importance. Mais que signifient-ils vraiment ? Comment les comprendre ?

Il existe à ce sujet un courant de pensée qui est récemment devenu très populaire dans certains milieux. Selon C. J. Mahaney, ce cri sortant des lèvres de Jésus est le « cri des damnés ». Il s’inspire de R. C. Sproul qui s’exclame lui que lorsque Jésus est crucifié, c’est « comme si une voix venant du ciel avait dit : “Sois maudit, Jésus” ». Jésus devient « l’incarnation théorique du mal », voire « l’incarnation même de tout ce qu’est le péché. » Ainsi, Dieu abandonne Jésus, lui tourne le dos, le « voue aux abîmes de l’enfer » et le « damne ».

Pour beaucoup de tenants de ce genre de discours, la Trinité est en quelque sorte « brisée », car la communion entre le Père et le Fils est rompue dans l’obscurité de ce vendredi après-midi. C’est ce que l’on présente comme une bonne nouvelle et le cœur de l’Évangile, car Jésus absorbe la colère de Dieu en prenant l’exact châtiment que nous méritions. Dieu passe de la colère à la miséricorde et ne peut plus punir justement ceux pour qui le Christ est mort.

Ce type de prédication est très percutant. Mais est-il juste ? Nous devrions assurément proclamer tout ce que la Bible dit sur l’œuvre du Christ (dans la mesure où nous en sommes capables), et nous engager à affirmer tout ce que cet enseignement implique (ce que les théologiens anciens appelaient les conséquences « bonnes et nécessaires »). Mais nous devrions aussi être très prudents et ne pas aller au-delà de ce qui est explicitement ou implicitement affirmé — surtout là où la tradition chrétienne nous met en garde. Et nous devrions nous efforcer d’éviter tout ce qui va à l’encontre de l’enseignement biblique et de l’orthodoxie théologique. Que faire donc de ces enseignements à propos du Christ en croix ?

Le cri des damnés ?

Nous devons être fidèles à la proclamation de tout ce que l’Écriture enseigne, mais nous devons être prudents et ne pas aller au-delà. Et ici, il nous faut être clairs : l’Écriture ne dit nulle part que le cri de déréliction de Jésus est « le cri des damnés ». Sproul affirme que « c’est comme si » il y avait une voix du ciel qui disait : « Sois maudit, Jésus ». Dans les faits, cette voix n’existe pas. L’Écriture ne dit nulle part que Jésus-Christ est « l’incarnation théorique du mal » ou « l’incarnation même de tout ce qu’est le péché ». Au contraire, il est l’incarnation de la bonté — il est la sainteté incarnée tout en étant pleinement humain.

Il n’y a aucune preuve biblique que la communion Père-Fils aurait été d’une manière ou d’une autre rompue ce jour-là. Nulle part il n’est écrit que le Père était en colère contre le Fils. Nulle part il n’est écrit que Dieu l’aurait « voué aux abîmes de l’enfer ». Nulle part il n’est écrit que Jésus a absorbé la colère de Dieu en prenant l’exact châtiment que nous méritions. Aucun passage biblique n’affirme qu’une colère « infiniment intense » de Dieu aurait été déversée sur Jésus. De telles formules ont peut-être beaucoup d’impact rhétorique, mais elles vont bien au-delà de ce qu’enseigne l’Écriture.

Bien sûr, aller au-delà n’est pas toujours aller à l’encontre, mais la tradition nous avertit parfois que tel pourrait être le cas. J’ai soutenu ailleurs que d’importants enseignements patristiques, médiévaux et réformés rejettent ces affirmations, mais considérez simplement ces quelques déclarations (de théologiens bien connus pour leur défense de la doctrine de la « substitution pénale »). Jean Calvin dit que « nous n’admettons pas que Dieu lui ait jamais été hostile, ou en colère (iratum) contre lui. Car comment pourrait-il être en colère contre son Fils bien-aimé, “en qui son âme prend plaisir” ? »

De même, Charles Hodge conteste que l’œuvre expiatoire du Christ ait consisté en un transfert précis de peine et affirme que le Christ « n’a pas souffert, ni en nature ni en degré, ce que les pécheurs auraient souffert. » Il paraît difficile de le contredire, car si le péché mérite une séparation éternelle d’avec Dieu et une punition consciente éternelle (comme le considèrent la théologie réformée traditionnelle et une grande partie de la théologie évangélique), il est clair que ce n’est pas ce que Jésus a subi.

Un seul Dieu trinitaire

De même que nous devons veiller à ne pas aller au-delà de ce que dit l’Écriture, nous ne devons pas non plus proclamer quoi que ce soit qui aille à l’encontre de l’enseignement biblique (ou de ses implications « bonnes et nécessaires »). J’ai soutenu ailleurs que, s’il est clair que le Père a abandonné le Fils à la mort sur la croix, il n’y a aucune bonne raison de penser que cela ait provoqué une rupture — ou même une « tension » — au sein de la vie trinitaire.

Non seulement aucun texte biblique ne dit que le Père aurait « détourné sa face » du Fils, mais le passage qui aborde le plus manifestement cette question dit précisément que Dieu ne l’a pas fait. En effet, si l’on considère que le psaume 22 est important pour notre compréhension de ce cri de déréliction (comme le font clairement Marc et Matthieu), nous y trouvons ces mots : « il ne repousse pas le malheureux dans sa misère et il ne lui cache pas son visage, mais il l’écoute quand il crie à lui » (Ps 22.25). Et le refrain constant de la prédication apostolique de l’Évangile est celui-ci : vous l’avez tué, mais Dieu l’a ressuscité des morts.

Finalement, les idées de « Trinité brisée » et de « Dieu contre Dieu » se heurtent aux doctrines de l’impassibilité et de la simplicité divines ainsi qu’à la doctrine de la Trinité elle-même. Selon l’orthodoxie chrétienne, il n’est pas même envisageable que la Trinité soit brisée. Si nous connaissons un tant soit peu celle-ci, nous savons que Dieu est un Dieu unique en trois personnes, et que la vie de Dieu est nécessairement une vie de saint amour dans la communion éternelle du Père, du Fils et de l’Esprit. Dire que la Trinité aurait été brisée — même « temporairement » — revient à laisser entendre que Dieu n’existe pas.

Le juste pour l’injuste

Nous ne devons pas aller au-delà ou contre l’Écriture, mais nous devons faire de notre mieux pour affirmer tout ce que l’Écriture dit. Que pouvons-nous donc dire de ce cri de Christ en croix ?

Pour commencer, il nous faut confesser que l’Écriture affirme clairement — avec douleur et affliction — que nous sommes des pécheurs. Nous sommes tous pécheurs (Rm 3.23), et impuissants à nous en sortir, à nous réparer ou à nous sauver d’une manière ou d’une autre. Nous sommes confrontés au problème de ce que nous avons fait et des dégâts que nous avons causés ; notre péché, notre culpabilité et notre honte sont indéniables et irréfutables. Mais ce n’est pas tout, car nous faisons aussi face au problème de qui nous sommes, de ce que nous sommes devenus et de ce que nous continuerons à faire si nous ne sommes pas radicalement transformés. Pour utiliser le langage de la théologie ancienne, nous sommes à la fois coupables et souillés.

Le péché a pour conséquence la mort (Rm 6.23). Et à cause de notre péché, la colère de Dieu se manifeste (Rm 1.18). Nos jours « disparaissent » sous la colère de Dieu (Ps 90.9). Cette colère tombe sur ceux qui désobéissent (Ep 5.6 ; Col 3.5-6). Ainsi, l’Écriture nous décrit comme « destinés à la colère » (Ep 2.3).

Deuxièmement, nous devons comprendre l’œuvre du Christ en notre nom dans le cadre narratif des Écritures : « Le Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures » (1 Co 15.3). Son œuvre répond à notre condition — à la fois notre culpabilité et notre souillure. Jésus-Christ renverse la désobéissance et l’infidélité d’Adam et d’Israël. En nous inspirant d’une ancienne intuition théologique, nous pouvons affirmer que, en devenant humain, le divin Fils de Dieu « récapitule » l’humanité, lui offre une nouvelle tête. L’incarnation elle-même est rédemptrice, et c’est toute sa vie, sa mort et sa résurrection (ainsi que son ascension et sa session — Jésus étant assis à la droite du Père dans les cieux) qui nous apportent le salut.

En devenant pleinement humain en Jésus-Christ, le Fils se joint à notre détresse et prend sur lui la « malédiction » causée par le péché de l’humanité. Ainsi, le Christ incarné s’unit à ceux qui sont sous la colère de Dieu et souffre la mort. L’œuvre du Christ en notre faveur est donc fondée sur sa personne incarnée ; elle comprend son enseignement et son exemple (1 P 2.21) et culmine dans sa glorieuse victoire sur le péché et la mort (p. ex. 1 Co 15.54-57 ; Hé 2.14).

Dire que le Christ est « mort conformément aux Écritures », c’est considérer son œuvre dans le cadre du vaste récit biblique qui commence avec Adam et se poursuit avec Israël. Plus spécifiquement, cela implique de considérer cette œuvre à la lumière du témoignage de l’Ancien Testament concernant à la fois la colère de Dieu et les sacrifices offerts pour le péché. Le Nouveau Testament établit ces liens et présente Jésus comme celui qui est à la fois prêtre et sacrifice, représentant et substitut.

Jésus est venu pour racheter les êtres humains (p. ex. Mc 10.45). Sa souffrance n’est pas seulement physique (Mt 26.38), car son union intime avec les hommes le rend profondément conscient de leur péché et de ses conséquences. Sa mort a été « celle du juste pour les injustes » (1 P 3.18). Il est venu « à la ressemblance d’une chair pécheresse » pour être un « sacrifice pour le péché » et pour « condamner le péché dans la chair » (Rm 8.3). Il nous a rachetés de la malédiction de la loi en « devenant malédiction pour nous » dans sa mort (Ga 3.13). Nous sommes « sauvés de la colère de Dieu » par le Christ (Rm 5.9 ; 1 Th 1.10). Celui qui était sans péché (p. ex. Hé 4.15) et qui « n’avait pas de péché » est devenu « une offrande pour le péché » (et non un pécheur) en notre nom (2 Co 5.21). Jésus-Christ, le Fils de Dieu sans péché, « a lui-même porté nos péchés dans son corps à la Croix afin que, libérés du péché, nous vivions pour la justice » (1 P 2.24 ; cp. És 53.5-6).

Notez cette affirmation : « afin que, libérés du péché, nous vivions pour la justice ». Les dynamiques d’union et de participation ne devraient pas nous échapper ici — le Christ a vécu avec et pour nous et est mort pour nos péchés afin que nous puissions mourir à nos péchés et vivre avec et pour lui. Et nous ne devrions pas non plus passer à côté de l’intention de son œuvre : elle a été accomplie afin que que nous soyons transformés, que nous soyons vraiment justes.

Le Christ a été sacrifié pour nous afin que nous puissions vivre en tant que peuple sanctifié (p. ex. Ep 5.2-21). Son sacrifice visait à « abolir le péché » (Hé 9.26). Il devait nous purifier du péché, des « actes qui conduisent à la mort » (Hé 9.14 ; 10.10). Le Christ a été un « sacrifice pour le péché » précisément pour que nous « ne vivions pas selon la chair, mais selon l’Esprit » (Rm 8.4) — afin que « nous devenions justice de Dieu » (2 Co 5.21). Grâce à l’œuvre du Christ, nous pouvons être « libérés de nos péchés » par celui qui nous aime (Ap 1.5).

Nous devrions avoir à cœur de proclamer tout ce que l’Écriture dit sur ce que le Christ a fait pour nous. Nous ne devons donc pas hésiter à parler clairement du péché et de ses conséquences terrifiantes et dramatiques. Nous devons rester fidèles dans le rappel que « la colère demeure » sur tous ceux qui rejettent le Fils (Jn 3.36). Cependant, nous ne pouvons pas nous permettre de diminuer notre compréhension des intentions, des buts et de l’étendue de l’œuvre du Christ.

Réduire l’œuvre du Christ au seul fait d’assumer la punition de nos péchés pourrait nous faire passer à côté de l’essentiel. Oui, le Christ est venu pour nous sortir de l’enfer, mais il est aussi venu pour sortir l’enfer de nous et nous sanctifier dans notre marche en communion avec le Dieu trinitaire. Nous devons proclamer fidèlement que si l’œuvre sacrificielle du Christ nous sauve de la colère de Dieu, elle le fait précisément en nous transformant et en nous changeant radicalement.

Dire ou laisser entendre que la Trinité a subi une fracture, c’est dire ou laisser entendre que Dieu n’existe pas. C’est exactement ce que nous devrions éviter de dire, le Vendredi saint comme tous les autres jours. Au contraire, le saint amour au cœur de la vie trinitaire est le fondement et la source du salut : « voici comment Dieu prouve son amour envers nous : alors que nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous » (Rm 5.8). « Dieu est amour. Voici comment l’amour de Dieu s’est manifesté envers nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde […] comme victime expiatoire pour nos péchés. » (1 Jean 4, 8-10) C’est cela que nous voulons proclamer avec joie.

Thomas H. McCall est professeur de théologie au Asbury Theological Seminary. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier s’intitule Analytic Christology and the Theological Interpretation of the New Testament (Oxford University Press, 2021).

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