(La version française de cet article a fait l’objet d’une mise à jour.)
Les atrocités sont choquantes. Tandis que l’on évoque plus de de 20 000 victimes à Marioupol, les autorités ukrainiennes parlent de plus de 720 personnes retrouvées mortes dans la banlieue de Kiev après le retrait de l’armée russe. Au moins deux d’entre elles ont été retrouvées les mains liées ; plusieurs ont reçu une balle dans la tête.
De nombreux corps ont été brûlés.
Un résident a affirmé que les occupants étaient polis et partageaient leurs rations de nourriture. Mais d’autres parlent d’appartements saccagés ; l’un d’entre eux a été attaché à un poteau et battu. Les soldats ont aussi tiré sur un cycliste, qui était descendu de son vélo et tournait un coin à pied.
Cela aurait pu être Ivan Rusyn.
Président du Ukrainian Evangelical Theological Seminary (UETS), il coordonnait de l’aide depuis une maison où il avait trouvé refuge à Kiev. Mais en se rendant à vélo à Boutcha, sous contrôle russe, pour livrer des médicaments à un voisin, il a été témoin direct des atrocités.
La Russie a qualifié les images de mensongères ; les images satellites contredisent cette affirmation. Christianity Today a interviewé Rusyn pour entendre son témoignage de première main. Il parle des répercussions spirituelles de ce qui s’est passé, de la nécessité de devenir une Église plus authentique et de l’aide apportée par les évangéliques aux banlieues reconquises, où il a vécu ces huit dernières années :
Où vivez-vous à Boutcha ?
Si vous regardez Boutcha sur Google Maps, je vis dans l’un des cinq blocs d’appartements situés en face du Toscana Grill. C’est un restaurant plutôt cher, mais il m’est arrivé d’y manger. Je cours dans le parc municipal presque tous les jours, et avec des amis le samedi. Le séminaire de Kiev est à 10 km, et il me fallait 25 minutes pour y aller en voiture, avec la circulation.
J’ai remarqué que Google dit maintenant que le trajet prendrait une heure et demie.
Le pont a été détruit le deuxième jour de la guerre. Les hélicoptères et les soldats russes ont d’abord atterri à l’aéroport d’Hostomel, à cinq kilomètres de notre maison. Il y a eu de violents combats, et je me suis réfugié dans ma cave pendant les cinq jours suivants. Puis je suis parti au séminaire, en suivant l’itinéraire de Google Maps pour contourner Kiev par le nord-est. Après deux jours, nous avons évacué, et j’ai trouvé le chemin d’un logement plus sûr dans le centre de la ville.
À présent, lorsque nous apportons de la nourriture et des provisions à Boutcha, Irpin et Hostomel, nous voyons de nombreux chars russes détruits. Le pont est toujours largement endommagé, mais on peut le traverser prudemment avec des minibus. C’est dangereux, mais si vous allez lentement, le voyage prend maintenant environ une heure.
Quand êtes-vous rentré ?
Le 3 avril. Nous avons été escortés par la police parce que nous avions constitué une longue file de bus remplis de provisions, et en vue d’évacuer certains habitants. C’était le même jour où le Président Volodymyr Zelensky est venu à Boutcha.
Mais j’y suis allé une fois avant ça, en vélo.
Mes voisins s’étaient réfugiés dans leur sous-sol, il n’y avait aucun moyen de les contacter, et un plan d’évacuation était en cours de préparation. Ils avaient aussi besoin de médicaments. Irpin était alors sous contrôle ukrainien, je me suis donc d’abord rendu aux postes de contrôle militaires, mais ils ne m’ont pas permis d’aller à Boutcha, occupée par les Russes.
Je suis donc passé par le cours d’eau voisin, peu profond, et j’ai utilisé mon vélo et un petit arbre pour traverser. J’ai vu des cadavres — des civils et des soldats. J’ai vu des gens portant des enfants sur leurs épaules, les mains levées. J’ai vu des personnes âgées qui essayaient de trouver un moyen de fuir.
Et quand je voyais des soldats russes, je devais me cacher. À un moment donné, je me suis cru coincé dans un immeuble bombardé, craignant de devoir y passer la nuit. Je me suis déplacé autant que possible dans les petites rues, en évitant les routes principales.
Quand je suis arrivé, mes voisins ont eu du mal à partir, ils avaient tellement peur.
Comment était-ce quand vous êtes revenu après le départ des occupants ?
La première fois que j’y suis retourné, mon appartement n’avait pas d’électricité, mais pour le reste tout allait bien. La deuxième fois, les portes avaient été forcées. On m’a cambriolé, et un manteau de soldat russe est resté sur place. Mais ils ne se sont pas contentés de voler des objets, ils ont brisé la télévision, l’écran de mon ordinateur et d’autres appareils.
Ma voisine, Nina Petrova, m’a dit que des soldats russes sont venus dans son appartement et lui ont mis un pistolet sur la tempe, la forçant à leur montrer tous ses objets de valeur. Chaque appartement a été cambriolé. Dans certains, ils ont même transpercé les photos de famille avec un couteau.
J’ai eu une réaction psychologique intéressante, que d’autres ont également mentionnée. Parce qu’un ennemi — un tueur — est entré dans mon appartement, j’ai eu l’impression qu’il ne m’appartenait plus. Peu importe les choses que j’ai perdues, j’ai la paix dans mon cœur. Mais le plus dur est d’accepter que des soldats russes se soient promenés dans ma maison.
Qu’est-ce que ça fait de voir un cadavre dans la rue ?
La dernière chose à laquelle vous pensez est de prendre des photos. Et vous ne vous arrêtez pas pour examiner qui c’est. Mais j’ai découvert que dans une situation aussi stressante, je pouvais me mobiliser pour agir. Quand je reviens à notre base, quand je vois les photos et que je lis les rapports — je ne sais pas si je peux le dire — mais beaucoup d’entre nous pleurent chaque soir.
Mais quand je retourne à Boutcha pour aider, ça va.
Il y a deux jours, nous avons visité Hostomel, et tout était détruit. Puis les gens ont commencé à se montrer, un par un, sales. Une dame est venue me voir, et j’ai remarqué ses mains. Elle nous a expliqué qu’ils cuisinaient sur du bois de chauffage. Son mari avait été tué, et elle l’avait enterré juste à l’entrée de son appartement.
Et puis elle a serré mon collègue dans ses bras.
J’ai entendu au moins 15 témoignages de personnes qui m’ont dit avoir enterré elles-mêmes leurs proches. Hier, nous avons évacué deux dames ; l’une a enterré son mari dans la cour. Une autre, très âgée, vivait dans un appartement sans fenêtres, très froid, sans eau, sans électricité, sans rien. Une femme lui apportait de la nourriture tous les jours et nous a demandé si nous pouvions l’aider.
Il y a des milliers de personnes comme ça. Les plus jeunes sont plus débrouillards, capables de se mettre à l’abri. Mais les personnes âgées n’ont nulle part où aller. Elles m’ont dit qu’elles avaient vécu un véritable enfer.
Y a-t-il des victimes parmi les chrétiens évangéliques ?
Un de nos diplômés a été arrêté, et nous ne savons toujours pas où il se trouve. Mais son gendre, emmené au même moment, a été retrouvé dans une fosse commune à Motyzhyn. Les funérailles ont eu lieu hier, avec un enterrement en bonne et due forme.
Le doyen d’un autre séminaire a également été retrouvé mort. Il a été abattu et son corps gisait sur la route depuis au moins quelques jours, aux côtés de celui d’un ami.
Ce sont des gens que nous connaissions personnellement.
Aux premiers jours de la guerre, vous disiez que les mots « Dieu, brise les os de mon ennemi » pouvaient être tout aussi spirituels que la bénédiction d’Aaron. À présent, vous avez vu des atrocités de vos propres yeux. Quel a été votre cheminement spirituel depuis lors ?
À ce moment-là, je pouvais déjà dire ces choses très clairement. Mais au cours des 43 derniers jours, c’est devenu plus profond. Nos émotions ne sont plus aussi vives. Nous parlons plus lentement et plus calmement. Les professionnels diraient peut-être que nous sommes psychologiquement meurtris. Nous essayons de dire que nous allons bien (en souriant), mais la colère et la douleur sont toujours présentes, pénétrant jusqu’au plus profond de notre être.
Je ne sais pas comment l’exprimer, même en ukrainien. C’est comme si c’était gelé. C’est destructeur. C’est constamment penser et se rappeler la souffrance que vous avez vue. Elle reste avec vous, et je crains qu’elle ne disparaisse pas de sitôt.
Je soutiens toujours cette déclaration. Je continue à murmurer mon appel à ce que Dieu intervienne.
Comment cela a-t-il affecté vos relations avec les évangéliques russes ?
Cette guerre n’a pas été provoquée par l’Ukraine. Je ne prie pas pour les Russes. Enfin, rarement. Ces dernières années, nous avions nos habitudes avec eux. Nous avons essayé de nous adapter. Vous ne comprenez pas l’ukrainien ? D’accord, on parlera russe, pas de problème. Vous n’aimez pas les rapports en provenance du Donbass ? Ca va, laissons ça de côté.
Mais pourquoi devrions-nous nous taire ?
Aujourd’hui, nous entendons à nouveau les mêmes voix. La situation n’est pas claire. Les photos que vous nous montrez sont blessantes. Mais pourquoi devrions-nous nous taire ? Nous avons l’impression qu’ils voudraient nous apprendre comment pardonner, mais qu’ils ne veulent pas entendre notre voix. Seules quelques personnes m’ont contacté.
Je comprends que les chrétiens russes n’aillent pas sur la Place Rouge pour protester, et personne ne le leur demande. Mais ils pourraient nous envoyer un message, même s’il est crypté : Nous ne pouvons rien faire ici en Russie, mais nous sommes avec vous. Nous sommes contre cette guerre.
Quel est l’impact sur l’enseignement dispensé au sein du séminaire ?
Nous continuerons du mieux que nous pourrons. Parfois, j’ai envie de réfléchir théologiquement à tout cela, et d’autres fois, je n’en ai pas du tout envie. Mais je crois que nous deviendrons plus forts.
Non, pas plus forts, plus authentiques.
Bien sûr, nous avons beaucoup de choses à partager. Mais notre authenticité s’exprimera dans notre capacité à écouter, en démontrant notre compassion, même sans paroles. Mon col clérical est utile pour cela : les gens voient que je suis pasteur, et nous avons aussi des croix rouges sur nos bus.
Le séminaire sera moins actif en matière de discours pendant un certain temps, mais nous servirons la société par notre présence. J’ai été plus souvent pris dans les bras par des inconnus ces 43 derniers jours que par tous mes proches ces cinq dernières années.
Nous sommes en train de développer un ministère d’accompagnement dans notre département de psychologie. Les traumatismes sont partout, et de nombreux chrétiens veulent aider. Ils ont les meilleures des motivations, mais tenter d’aider sans expérience ceux qui ont été blessés ne fera qu’empirer les choses.
Mais mon christianisme, ma théologie de la mission, sont en train d’être remodelés. Chaque semaine, nous servons la communion, nous expérimentons la présence de Dieu et la solidarité avec des étrangers et des soldats, en plein air. Il y a des centaines et des milliers d’Églises qui servent activement, et le christianisme évangélique va faire de plus en plus partie de la société.
Vous dites qu’il vous arrive de vous détourner de la théologie. Avez-vous lutté avec Dieu ?
Je suis chrétien depuis longtemps et impliqué dans la formation théologique depuis de nombreuses années. Il y a eu des moments où j’avais des questions pour Dieu, et c’est évidemment le cas actuellement.
Avant la guerre, ma femme et moi lisions quelque chose à propos de l’Holocauste, le livre d’Elie Wiesel. Nous avons visité des musées à Kiev et le site du massacre de Babi Yar. Ces choses peuvent paraître un peu scolaires, mais elles ne le sont pas. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais parfois, dans le silence de Dieu, j’entends sa voix. C’est une affirmation très contradictoire. Dans son absence, je sens sa présence.
Je peux vous dire honnêtement que, pour moi, la question de savoir si Dieu existe ou non ne se pose pas. J’ai vécu à un moment donné une crise épistémologique, alors que je commençais mon parcours en théologie. Mais au milieu de cette guerre, je n’ai jamais douté de l’existence de Dieu.
Ou du fait qu’il vous aime ?
Je pense que oui. Je n’y ai pas réfléchi en ces termes. Peut-être que je n’ai pas eu le temps.
J’explique à nos étudiants que les agissements de Dieu sont souvent plus clairs lorsqu’on regarde en arrière. Je crois que l’Ukraine sera une grande nation, et une bénédiction pour beaucoup d’autres. Notre unité, notre solidarité et notre générosité — avec des étrangers que nous ne connaissions pas — sont étonnantes. J’espère que nous serons en mesure de voir sa logique plus tard, mais pour l’instant le prix que nous payons est très élevé.
La Fédération de Russie détruit notre nation. Peu importent les bâtiments. Mais ils considèrent nos valeurs comme une menace. Je demande à la communauté internationale de continuer à soutenir l’Ukraine, non seulement par une aide humanitaire, mais aussi par toute l’aide politique et militaire possible.
Nous luttons contre un géant.
Je veux affirmer que je vois la main de Dieu à l’œuvre. Ici, en sécurité dans cette maison, je peux l’affirmer. Mais quand je retournerai à Boutcha demain, pourrai-je le dire à la vieille femme que je rencontrerai ? Puis-je lui dire que Dieu est à l’œuvre dans sa vie ? Théologiquement, je crois que c’est le cas. Mais devant une telle souffrance, je manque de force pour le proclamer.
Traduit par Léo Lehmann
–