Parmi les plus de 4 millions de réfugiés ayant quitté l’Ukraine, 90 % sont des femmes et des enfants. Des 6,5 millions d’Ukrainiens déplacés à l’intérieur du pays, 54 % sont des femmes. Les hommes âgés de 18 à 60 ans sont tenus de rester, en vue de pouvoir résister à l’invasion russe. Et ce sont le plus souvent eux qui racontent les histoires de guerre.
Les femmes, elles, se cantonnent fréquemment à des tribunes privées telles que leur journal intime :
32 jours de guerre.
S’endormir en regardant les nouvelles sur son téléphone.
Faire des cauchemars à propos de camps de concentration, de bombardements, de personnes mortes.
Se réveiller du cauchemar et se rappeler que ce n’est pas seulement un mauvais rêve.
Vérifier son téléphone en pensant : « J’espère que tous ceux que j’aime sont en vie ».
Embrasser son mari endormi en pensant à la fragilité de la vie.
Se laver le visage. Mettre ses vêtements.
Aller au travail. Porter le sourire comme un masque. Éloigner ses émotions de la douleur. Entendre concrètement la douleur se transformer en bruit blanc dans sa tête.
Prendre des nouvelles de sa famille pendant une pause de 15 minutes au travail. Pleurer pendant la pause.
Six secondes : inspirer. Huit secondes : expirer.
Se sentir reconnaissante d’être loin de son téléphone huit heures par jour au travail. Se sentir désemparée d’être loin de son téléphone huit heures par jour au travail.
Ainsi commence la note du 27 mars dans le journal de Tetiana Dyatlik Dalrymple, souffrant à distance pour les siens, depuis Washington, DC. Son père, Taras, a eu le sentiment que de telles perspectives féminines manquaient dans la présentation de la guerre.
En tant que directeur régional de l’Overseas Council pour l’Europe orientale et l’Asie centrale, il a rassemblé six femmes responsables ukrainiennes qui pouvaient raconter leur histoire. En partenariat avec l’Institut de théologie d’Europe de l’Est, ScholarLeaders International et quatre séminaires affiliés, elles ont tenté de contrebalancer le constat critique de Svetlana Alexievich, une romancière biélorusse qui a remporté le prix Nobel de littérature en 2015 :
« Tout ce que nous savons de la guerre », écrit Alexievich dans The Unwomanly Face of War (« Le visage peu féminin de la guerre »), « nous le savons avec “une voix d’homme”, […] les mots des hommes ».
Trop peu de soutiens internationaux se soucient de cet écart entre les sexes. Un webinaire d’enseignants en théologie intitulé « La guerre Russie-Ukraine : les voix des femmes », le 30 mars dernier, n’a attiré qu’environ 200 inscriptions, soit moins de la moitié de l’assistance à un précédent webinaire, qui réunissait lui des responsables masculins d’instituts de formation.
Marina Ashikhmina, vice-rectrice chargée du travail éducatif à l’Institut chrétien de Tavriski, trouve cette situation ouvertement injuste. Les femmes en guerre ont une « double responsabilité ».
Le travail qu’elles accomplissent en coulisse pour préparer les repas, transporter l’aide et tricoter les filets de camouflage est sous-estimé dans la société. Mais en même temps, selon cette psychologue diplômée, on attend d’elles qu’elles préservent la santé mentale et émotionnelle de la société. Les enfants ukrainiens seront les plus touchés, dit-elle, car la grande majorité d’entre eux risquent de souffrir de syndrome de stress post-traumatique ou de dépression.
Mais si la guerre déshumanise les hommes, Marina Ashikhmina estime la chose impossible pour les femmes. L’équilibre entre vulnérabilité et courage les protège — et leur permet même de faire entendre la véritable tonalité du conflit.
« La guerre relève de l’oppression, de l’abaissement et de la discrimination, car elle découle d’une vision patriarcale du monde », explique-t-elle. « Et pourtant, si la guerre avait une voix, elle ressemblerait à la complainte d’une femme, au cri apeuré d’un enfant, à la prière silencieuse d’une mère. »
C’est cet apport indispensable qu’offrent des femmes comme Valeriia Chornobai.
« Les réfugiés sont dévastés dans leur être intérieur ; lorsqu’ils viennent à nous, ils ne sont souvent pas capables de parler », raconte la professeur de sociologie et d’éthique chrétienne. « Il n’est pas nécessaire de leur parler, mais simplement de s’asseoir en silence et de partager leur douleur. »
Elle est restée avec son mari à Dnipro, à 480 km au sud-est de Kiev.
Pour elle, presque tous les jours se ressemblent. Un camion arrive avec de l’aide humanitaire. Elle aide à l’emballer dans des colis individuels, puis distribue l’aide aux personnes déplacées qui s’abritent dans les sous-sols des églises. Dans la mesure du possible, elle aide à trouver un emploi pour ceux qui souhaitent rester.
Mais au milieu de la tension émotionnelle, il y a de la joie. Six femmes ont dormi dans ce qui était autrefois son bureau ; toutes les six ont accepté Jésus. Elle a même vu la guérison apportée par Dieu lorsqu’elle a prié pour la jambe blessée d’une femme.
C’est la lecture de la Bible qui lui permet de tenir le coup. Mais elle évite aussi les débats stériles — trop de gens se disputent sur les raisons de ces événements ou sur les divisions entre chrétiens, dit-elle. Cette discipline l’aide à trouver son équilibre.
« Rester concentrée sur l’amour de Dieu, pas sur la douleur des gens », dit encore Valeriaa Chornobai. « Je veux faire partie des bons samaritains ».
C’est aussi le cas d’Olga Dyatlik, la tante de Tetiana. Directrice régionale associée du Overseas Council avec son frère, Taras, elle a fait l’expérience du burnout en aidant les victimes des huit dernières années d’occupation russe dans la région du Donbass. Elle sait maintenant qu’elle doit d’abord prendre soin d’elle-même.
« Mais comment le pourrais-je, dit-elle, quand je suis submergée par des milliers de SMS disant “Aidez-nous s’il vous plaît” ? »
Une grande partie de sa douleur est liée à la Russie. Au cours de ces huit années, elle a également déployé de nombreux efforts pour renforcer les relations transfrontalières avec d’autres évangéliques.
Pourtant, aucun des textos qu’elle a reçus n’était un message d’excuses.
« J’ai alors compris, je n’ai pas d’amis russes », dit Olga Dyatlik. « Nous avons construit des ponts pendant huit ans. Maintenant, c’est leur tour. »
Pourtant, nous avons toujours besoin de paix, déclare Tetiana Kalenychenko, même si ce constat lui vaut des reproches. Animatrice travaillant à la transformation des conflits dans le cadre de l’initiative « Dialogue en action », elle s’est associée à des musulmans, des juifs et des séminaires évangéliques pour construire la paix interconfessionnelle.
Toujours en contact avec ses collègues russes, elle admet que celui qui joue le rôle de « pont » ne peut pas être en paix avec tout le monde. Mais pour jouer son rôle, il doit être en paix avec lui-même — et avec Dieu.
Elle rêve que les Églises ukrainiennes accueillent les vagues de personnes traumatisées, qu’elles puissent s’asseoir en silence et écouter la voix de Dieu. Mais pour être efficace, le silence ne suffit pas.
« Sous les bombardements, prêts à crier, nous devons être courageux et honnêtes avec nous-mêmes, et surtout dans nos prières », poursuit Tetiana Kalenychenko. « Dans la colère et le chagrin, nous voulons garder des cœurs assez doux pour ressentir l’amour de Dieu ».
Mais elles gardent aussi le cœur assez ferme pour combattre la propagande russe, explique Olga Kondyuk, responsable du département de la communication du Séminaire théologique évangélique ukrainien. Après avoir été évacuée de son campus à Kiev, elle fait de son mieux pour maintenir un fonctionnement normal en ligne.
« Nous ne devons pas seulement nous battre pour survivre. Nous devons nous battre pour préserver ce que nous avons construit ».
Il ne s’agit pas seulement de l’enseignement dans les séminaires, mais aussi des valeurs, de l’économie et de l’indépendance de l’Ukraine. Alors que la Russie fait tout son possible pour les détruire, Olga Kondyuk dénonce ses faux raisonnements.
Une idée courante est que les deux nations slaves sont composées de « frères ». Si la pensée est honorable, elle est utilisée à mauvais escient pour faire des deux une seule nation et nier ainsi toute souveraineté à l’Ukraine.
Un autre mensonge qui trouve grâce auprès de nombreux chrétiens est que l’idéologie du « monde russe » du président Vladimir Poutine combat la dégradation morale de l’Occident. Mais une simple comparaison permet de constater que les taux de divorce, d’avortement, d’alcoolisme et de criminalité sont pires en Russie.
« Contrairement au “monde russe”, le Christ sauve les gens par la relation et l’amour », dit Olga Kondyuk. « Le travail de la théologie est de déraciner et de condamner une telle hérésie ».
Tanya Gerasimchuk est peinée pour ceux qui se laissent séduire.
« Des gens que je respectais auparavant — qui sont intelligents et bien éduqués — croient sincèrement que ce que fait la Russie est juste », explique l’assistante en relations publiques du séminaire théologique d’Odessa. « Je prie pour que Dieu leur ouvre les yeux. »
Elle se trouve actuellement en Moldavie, où elle a évacué vers la maison de sa belle-mère. Au fil des jours, elle est cependant consciente que son statut passe de celui de visiteuse à celui de réfugiée.
« Peu importe le nombre de personnes bonnes et gentilles que vous rencontrez sur votre chemin ou le confort de vos conditions de vie du moment, le sentiment de déracinement semble être celui qui prévaut. Il s’empare de vous et ne vous quitte plus. »
Mais malgré cela, ces femmes ne correspondent pas à l’image classique des victimes impuissantes fuyant la guerre. Ce sont des volontaires actives, qui aident les autres et enseignent la Bible.
Néanmoins, une tragique réalité fait écho aux paroles de Matthieu 24 : « Malheur aux femmes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront durant ces jours-là ! » (v. 19). Ces femmes sont présentes dans une famille ukrainienne déplacée sur dix.
Tanya Gerasimchuk, au moins, est en sécurité. Mais c’est un maigre réconfort.
« Vous vous sentez impuissant, et vous vous sentez coupable, dit-elle, parce que vous êtes bien et confortablement installé, alors que d’autres souffrent immensément. »
Ce clivage pourrait diviser les femmes ukrainiennes.
« Il est de plus en plus difficile pour les femmes de communiquer entre elles, étant donné les différences très profondes entre leurs situations », explique Ljuba Pastushenko, une autre tante de Tetiana, réfugiée en Pologne. « La guerre nous a divisées en morceaux comme une tarte ».
Mais il ne s’agit pas simplement de ceux qui ont fui contre ceux qui sont restés.
Des différences apparaissent entre ceux qui avaient un sac à dos et ceux qui sont partis sans rien. Certains sont avec leur famille tandis que d’autres comptent sur des étrangers. Et parmi ceux qui sont encore en Ukraine, certains ont choisi de rester alors que d’autres n’avaient pas la possibilité de partir.
Souffrant de la tension, certains ont coupé la communication entre eux. Mais elle appelle à la compréhension.
« Chacune d’entre nous a son propre niveau de sensibilité, son propre mécanisme pour survivre à la panique, à la peur et au changement », dit encore Ljuba Pastushenko. « Chacune d’entre nous a fait ce qu’il fallait, guidée par son cœur ».
Survivre à la tourmente, dit Olga Dyatlik, nécessite d’aider les autres à rester calmes lorsque la peur abonde. Pour Olga Dyatlik, cela signifie parler aux journalistes et aux avocats. Cela peut même impliquer de préparer des cocktails Molotov, déclare Marina Ashikhmina.
Quelle que soit la voix que les femmes donnent à la guerre, leur vécu a souvent besoin d’être d’abord formulé en privé. La pression est énorme, et le fait de tenir un journal les aide.
Cela a été le cas pour Tetiana Dyatlik Dalrymple :
Oublier de manger. Oublier de boire de l’eau. Prier pour les personnes qui n’ont ni nourriture ni eau en Ukraine.
S’habituer aux images de cadavres. Haïr les meurtriers russes. Me rappeler qu’il y a des gens bien en Russie. Recevoir un message disant que la maison de mon ami a été touchée par un missile russe. Sentir la haine se fondre dans l’impuissance.
Rentrer à la maison.
Traduire des documents pour les réfugiés. Envoyer des nouvelles aux donateurs.
Appeler la famille. Être forte pour la famille. Voir la famille être forte pour moi. Dire à mon frère que je l’aime. Souhaiter « bonne nuit » à ma mère et à mon père. Les voir en ligne à 4h30 du matin à cause des alertes aériennes. Leur envoyer un SMS : « S’il vous plaît, veillez à vous abriter. »
Prier pour que les missiles ne frappent pas ma ville natale. Lire la nouvelle qu’un missile a frappé ma ville. Avoir peur. Se sentir en colère. Se sentir engourdie.
Prier.
Prier.
Prier.
S’endormir tout en regardant les nouvelles sur son téléphone.
Traduit par Léo Lehmann